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IV

De la concentration de l’industrie et du commerce, il est sorti des amoncellemens de capitaux privés sans précédent dans l’histoire. C’est ici, surtout, qu’il importe d’analyser les faits et de décomposer les phénomènes. Cette concentration industrielle, en quelles mains s’est-elle opérée ? cette accumulation de capitaux, qui en a été le bénéficiaire ? Les grandes manufactures, sans doute, les grands magasins, les grandes banques, les grandes maisons, en un mot, — ce qui ne veut pas toujours dire des particuliers ou des familles isolées, des fortunes individuelles, des nababs ou des Crésus. — Car la grande manufacture ne suppose pas toujours le grand manufacturier, ni la grande banque, le grand banquier. Cette féodalité financière et industrielle que vous dénoncez si bruyamment, les compagnies, les sociétés par actions y tiennent une large place, — une place si large que, pour beaucoup de ses adversaires, les grandes compagnies incarnent la nouvelle féodalité. Et par là encore, soit dit en passant, notre état social diffère radicalement du régime féodal, fondé, presque tout entier, sur une hiérarchie de familles, sur les seigneuries individuelles, sur les rapports d’homme à homme.

Qu’est-ce qu’une compagnie, en effet ? une collectivité, une libre association qui comprend dans son sein des hommes de toute origine et de tout rang. Ce n’est ni une personne, ni une dynastie. Chacune des puissantes sociétés, contre lesquelles on cherche à déchaîner les haines ignorantes des foules, compte, d’habitude, des dizaines de milliers d’actionnaires, et souvent des centaines de milliers d’obligataires. La plus grande dame, par exemple, de cette aristocratie financière, la plus puissante personne civile de ces seigneuries collectives, la Banque de France, n’est pas un consortium de banquiers ayant tous hôtel à la ville et château à la campagne. La Banque de France, dont les titres, par leur prix, semblent inaccessibles aux petites bourses, la Banque, journellement attaquée comme le coryphée du régime capitaliste, se composait, au 1er janvier 1894, de 28 290 actionnaires[1]. Pour 182 500 actions, cela faisait une moyenne de six ou sept titres par co-seigneur de la Banque. Il en est de même, à plus forte raison, pour les autres grandes sociétés, pour le Crédit Foncier notamment, ou encore pour les

  1. Voyez le Compte rendu présenté à l’Assemblée des actionnaires du 25 janvier 1894.