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bien toute l’importance que dans les pays de l’Est qui n’en ont pas encore eu le bénéfice. Mais les préjugés n’entendent pas raison, et les intérêts froissés crient. Le petit commerce, qui se dit mourant, le petit commerce est encore le nombre, et les politiciens, avant tout soucieux de l’enjeu électoral, épousent volontiers ses doléances. Par cela même qu’ils sont grands, les grands magasins ont, pour certains démocrates, un air d’aristocratie, et inconséquence populaire, beaucoup, adoptant les rancunes du petit commerce, en même temps qu’aux grands magasins, s’en prennent aux sociétés coopératives, à l’institution démocratique par excellence, — aux coopératives qui offrent au menu peuple le plus sûr instrument d’émancipation, aux coopératives de consommation notamment qui menacent d’affranchir l’ouvrier de l’exploitation du boucher, du boulanger, de l’épicier du coin[1].

Fort bien, nous dira-t-on ; mais ne voyez-vous point que, avec cette concentration des capitaux, avec la diminution ou la disparition des intermédiaires, petits commerçans et petits patrons, disparait, à brève échéance, la classe moyenne elle-même ? Ce n’est rien moins que l’existence ou le recrutement de la bourgeoisie qui est en cause. Que le commerce passe, tout entier, aux mains d’une féodalité de gros marchands, ou qu’il tombe à celles d’une démocratie coopérative, peu importe ; la société sera comme fendue en deux classes : les maîtres et les ouvriers, les riches et les pauvres, l’oligarchie des capitalistes et la plèbe des prolétaires ; bref, les nouveaux seigneurs et les nouveaux manans, une mince féodalité d’argent d’un côté, tout le peuple de l’autre. Séparation radicale, qui ne peut réjouir que les socialistes, car il est trop aisé de prévoir ce qu’il adviendra de la société, le jour où, pour la défendre, elle n’aura, derrière elle, que les gros industriels et les gros marchands.

Supprimer les classes moyennes, couper la société en deux, comme par une tranchée à pic, ce serait là en effet le grand péril social. Il vaut la peine de s’en inquiéter. Mais cette élimination des rangs intermédiaires, si elle semble s’effectuer sur quelques points, peut-on dire que ce soit un phénomène général ? Quand le nombre des petits patrons irait, partout, diminuant, avec les petits ateliers et les petites boutiques ; quand beaucoup d’anciens chefs de maison seraient contraints de se changer en employés ou en commis, cette douloureuse

  1. Les plaintes du petit commerce sont cependant fondées, il est équitable de le reconnaître, lorsque le législateur, ainsi qu’on l’a fait récemment en France, viole, en faveur des sociétés coopératives, le principe de l’égalité devant l’impôt, leur octroyant des privilèges, tels que l’exemption des droits de patente.