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même pas fondé à croire que cette hésitation apparente était conforme aux instructions secrètes du Conseil antique On est d’autant plus fondé à le croire que Souches était lié d’intérêts avec le prince Lobkowitz, chef du Conseil aulique. Est-ce fortuitement que la disgrâce de ce favori de l’empereur Léopold coïncida avec celle de Souches ? </ref>? Au feu, d’ailleurs, l’homme de guerre se réveillait; il avait fort habilement et vaillamment défendu le 11 août la position de Fayt : « La valeur et la constance des Allemands en cette journée a conservé les Pays-Bas au Roi catholique, rachète les vols et les violences qu’ils ont commis partout[1]. » Enfin il avait « fort bien fait l’arrière-garde »[2] à la retraite d’Audenarde, où il sauva l’armée des alliés. Nous le perdons de vue à ce jour; retiré dans ses terres de Moravie, il disparaît de l’histoire.

Délivré des embarras qu’avait pu lui causer ce fantôme de généralissime, le prince d’Orange perd en même temps le concours de l’armée impériale, appelée ailleurs. Il ne lui reste rien à tenter sur les frontières de France ni même dans les Pays-Bas espagnols. Il fallut se rabattre sur le siège de Grave. Cette méchante place, toute en terre, étroite, appuyée à la rive droite de la basse Meuse, et comme enfoncée dans une vaste plaine, perdue en pays ennemi[3], était condamnée d’avance. Elle avait joué son rôle, d’abord en facilitant à nos armées l’évacuation des Provinces-Unies, puis en imposant aux alliés une grande dépense d’hommes et d’argent. Nul espoir de la secourir; et cependant le siège n’avançait pas, on était inquiet de la fin. Guillaume en prit la direction, s’y donna tout entier. Cela surprit d’abord, car on avait supposé que les alliés ordonneraient à M. de Rabenhaupt de lever le siège de Grave afin de renforcer leur armée après Seneffe. On sut bientôt qu’au contraire ils espéraient en venir à bout promptement; ils se vantaient même de faire la garnison prisonnière de guerre, ce qui leur eût donné moyen de retirer par un échange quelques-uns des prisonniers de Seneffe. Chamilly leur refusa cette satisfaction.

Le gouverneur de Grave était de ces Bourguignons de longue date dévoués aux Condé. C’est son père qui menait si gaillardement le régiment d’Anguien dans la vigne de Fribourg; le vieillard était mort pendant l’exil de M. le Prince[4], qu’il avait partagé avec son fils cadet[5]. Celui-ci, Noël[6], était resté au service du

  1. Coleccion de Documentos ineditos para la historia de España, t. XCV, pp. 63 et suivantes ; relations de la bataille de Seneffe.
  2. M. le Prince à Louvois; 22 septembre 1674. A. C. (minute).
  3. 30 lieues nord-ouest de Maestricht, 45 lieues de Charleroy.
  4. Ou plutôt un peu après le retour, en 1662. Il s’était retiré en Franche-Comté.
  5. Hérard, mort lieutenant général en 1673. (Sur les Chamilly, voir t. IV, p. 343, note, et t. VI, p. 415, note.)
  6. Noël Bouton, marquis de Chamilly, né en 1636, maréchal de France en 1703, mort en 1715. Quand on lit les sarcasmes dont Saint-Simon accable cet incomparable soldat, on a peine à voir en ce gros homme lourd, épais, un héros de roman. C’est cependant Noël Bouton qui, servant en Portugal (de 1663 à 1668), aurait inspiré à une jeune religieuse la passion si vivement traduite dans les fameuses Lettres portugaises.