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Alliance n’a qu’un but, qui est la paix, et la paix est le vœu le plus cher de l’Europe. Mais M. Crispi ne s’est pas enfermé dans ce cadre banal. Il a déclaré aussi qu’il fallait être fort pour profiter des circonstances, et, jetant un coup d’œil en arrière, il a montré que, depuis une quarantaine d’années, l’Italie avait pitoyablement souffert de sa faiblesse à travers les événemens qui se sont déroulés en Europe. Cette allégation a surpris prodigieusement. Tout le monde croyait jusqu’à ce jour que, par une merveilleuse faveur de la fortune et grâce à la bienveillance inaltérable de certaines grandes puissances, loin de souffrir des événemens qui ont changé la face du monde, l’Italie avait profité de tous. Tantôt victorieuse avec ses alliés, tantôt vaincue, ses défaites ne lui ont pas été moins fructueuses que ses victoires. Toujours l’enfant gâté de l’Europe, elle a échappé aux épreuves que d’autres ont subies cruellement, et chacune des commotions qui ont ébranlé l’équilibre européen a fait tomber entre ses mains des territoires nouveaux : un jour la Lombardie, un autre la Vénétie, un autre encore Rome et les derniers débris des domaines de saint Pierre. Jamais grande nation ne s’était formée aussi vite, ni à si peu de frais, et, chose remarquable, sans exciter moins de|jalousies. En quelques années, l’Italie était formée, et elle n’avait autour d’elle que des voisins évangéliquement résignés comme l’Autriche ou, mieux encore, pleins de sympathies. Mais ce n’est pas ainsi qu’on raconte l’histoire à Montecitorio. On croirait, en écoutant M. Crispi, que l’Italie a eu à souffrir impitoyablement de toutes les crises européennes depuis un demi-siècle. Au lieu de montrer avec joie et confiance tout ce qu’elle y a gagné, M. Crispi énumère « avec une suprême douleur, » ce sont ses termes, tout ce qu’elle y a perdu. Elle a perdu, en 1859, les Alpes occidentales, c’est-à-dire Nice et la Savoie, parce que, n’ayant pas pu faire ses affaires toute seule, elle a dû récompenser la France de son utile collaboration. Elle a perdu, en 1866, les Alpes orientales, c’est-à-dire Trente et sans doute Trieste, parce que, ayant été battue à Custozza et à Lissa, elle n’a pas pu remplir tout le programme qu’elle avait assigné à son effort. Voilà bien des provinces que l’Italie a perdues sur terre ! Si on en croit M. le baron Blanc, elle n’a pas été beaucoup plus heureuse sur mer. Son génie est naturellement tourné du côté des entreprises maritimes, et la Méditerranée offre un vaste champ à son activité. Qu’est-il arrivé pourtant ? « Au cours des dernières quinze années, a dit M. le baron Blanc, les conditions des côtes dans le voisinage de l’Italie ont été modifiées, en fait, beaucoup plus qu’elles ne l’avaient été par les guerres et les traités antérieurs. » Ce langage, avec quelque hyperbole, fait allusion à la Tunisie. Au reste, M. le baron Blanc ne s’en cache pas. On avait, assure-t-il, proposé à l’Italie, la première, de prendre la Tunisie ; elle n’avait qu’à tendre la main et à tourner la clé à la serrure du Bardo ; mais elle na pas voulu avoir l’air de « profiter du deuil de la France ».