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sous leur harnachement tricolore tandis que leurs victimes sont traînées au prétoire. Tel est le cas du député Toussaint. Arrêté dans un lot de tapageurs, il a trouvé un procureur de la République pour le mettre civilement hors de cause alors que les autres étaient poursuivis. Mais le procureur a été mis à la retraite, et M. Casimir-Perier a demandé à la Chambre l’autorisation de poursuivre M. Toussaint. Cette autorisation lui a été accordée à une majorité de 65 voix. Il n’avait vraiment pris aucune précaution pour rendre sa tâche plus facile, car le bruit avait couru dans les journaux et dans les couloirs que le gouvernement avait déposé pour la forme sa demande de poursuites, mais qu’il en abandonnait le résultat à la conscience de la Chambre. Jusqu’au dernier moment cette allégation n’avait été contredite ni officiellement ni officieusement. Pareil silence n’était pas sans danger : il a influé d’une manière fâcheuse sur la composition de la commission chargée d’examiner la demande de poursuites. Sur onze membres, huit étaient contraires aux poursuites et trois seulement les approuvaient. Les radicaux et les socialistes se sont empressés de profiter d’une aussi belle occasion de remporter une victoire qui paraissait aisée. Est-ce là ce qui a fait réfléchir M. Casimir-Perier, ou bien n’avait-il mieux caché sa pensée que pour la manifester au dernier moment avec plus de force ? La commission avait choisi pour rapporteur M. Millerand, que nous n’appellerons pas le chef du groupe socialiste de la Chambre, car ce serait le compromettre auprès de ses amis qui ne veulent aucun chef, mais qui est du moins leur orateur le plus alerte et le plus hardi. Il devenait évident que le rejet de la demande de poursuites serait un bruyant succès pour les socialistes. Quelle conclusion en aurait-on tirée, sinon que, de l’aveu de la Chambre et par une autorisation expresse de sa part, les députés qui ne se sentent aucun goût pour le travail du Palais-Bourbon sont libres d’aller opérer en province à l’encontre de la force publique intimidée et annihilée ? C’était un blâme rétrospectif de la mesure prise contre le procureur de la République qui n’avait pas poursuivi M. Toussaint arrêté en flagrant délit ; c’était une atteinte à l’autorité du gouvernement. Le seul espoir des socialistes est dans l’anarchie gouvernementale : cet espoir recevait un encouragement sur lequel ils n’avaient pas osé compter.

La veille même de la discussion, M. Casimir-Perier a fait savoir qu’on s’était trompé sur ses intentions, et que son ministère ne survivrait pas au rejet de la demande de poursuites. Sa résolution était trop conforme à son caractère pour étonner ceux qui le connaissent ; mais il y a eu dans le monde parlementaire une vive émotion. La majorité gouvernementale a présenté, dans les couloirs, le flottement d’une armée qui s’en va sans beaucoup d’ordre à une étape prochaine et qu’un coup de clairon appelle subitement à se retourner et à marcher en sens inverse. Ces changemens de front lorsqu’on est déjà en bataille, ou