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me souviens d’avoir lu, il y a trois ou quatre ans, la partition de l’un de ces opéras, Boris Godounof; je fus d’abord effaré, mais je me rappelle que je finis par être ravi. Imaginez un grand drame historique de Pouchkine, mis en musique littéralement, scène par scène ! Des tableaux sans lien les uns avec les autres, point d’action principale, et, d’un bout à l’autre de la partition, rien que des chœurs : mais des chœurs d’un genre spécial, et que je puis comparer seulement au chœur final du second acte des Maîtres Chanteurs de Nuremberg. Imaginez un énorme opéra fait en majeure partie de chœurs de ce genre : vous aurez l’idée de Boris Godounof. Mais aucune comparaison ne saurait vous faire concevoir la force, la simplicité, la beauté d’expression de quelques-uns de ces chœurs, où vraiment s’agitent et se croisent, sur cent rythmes variés, les sentimens d’une foule. Et dans l’intervalle de ces chœurs, je me rappelle deux ou trois dialogues plus émouvans encore, d’une langue musicale très précise et très colorée, un peu déconcertante seulement par la singularité de ses modulations.

Entre tout ce que je connais de la musique russe, cet opéra de Mousorgsky est la seule œuvre que j’aie eu plaisir à connaître. C’est d’ailleurs, d’après M. Trifonof, l’œuvre capitale de l’auteur.

Modeste Mousorgsky est né en 1839, dans le gouvernement de Pskof. Ses parens le destinaient à l’armée, et de fait, au sortir de l’école militaire, le jeune homme fut nommé sous-lieutenant dans un régiment de la garde. En 1857 il fit la connaissance du compositeur Balakiref, qui, frappé de ses dispositions musicales, lui apprit l’harmonie et le contre-point. Mousorgsky donna sa démission de l’armée, pour pouvoir travailler plus à l’aise. Mais comme il était pauvre, et que sa musique ne lui rapportait rien, il dut bientôt accepter un petit emploi dans l’administration. Il avait, en outre, le malheur d’être ivrogne, ce qui, joint à sa pauvreté, lui fit mener une vie assez misérable. C’est seulement en 1870 qu’il trouva le moyen de se mettre au travail. Il employa quatre ans à composer son Boris Godounof, qui fut joué en 1874, et tout de suite attira sur lui l’attention du public.

Encouragé par ce succès, il entreprit simultanément deux œuvres nouvelles, un opéra bouffe sur le sujet d’un conte fantastique de Gogol, et un grand opéra historique, Chovanschina. Mais sa santé s’était altérée, ses habitudes d’ivrognerie avaient grandi. Et il est mort le 16 mars 1881, dans un hôpital militaire de Saint-Pétersbourg, sans avoir pu achever ni l’un ni l’autre de ses deux opéras.


T. DE WYZEWA.