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du fond des entretiens rapportés semble, aujourd’hui, parfaitement établie. Mme Smirnof a connu très intimement Pouchkine et Gogol ; elle a eu avec eux des conversations presque quotidiennes. Et d’autres témoignages sont venus qui confirment le sien, sinon sur le détail de ses Souvenirs, du moins sur l’exactitude des idées principales qu’elle a mises dans la bouche de ses deux amis.

Voici, par exemple, une intéressante conversation avec Pouchkine sur l’éducation. Je crains malheureusement qu’elle ne suffise pas à faire voir la mobilité, l’imprévu, la prodigieuse aisance que savait mettre, à traiter les sujets les plus divers, cet incomparable causeur. Causeur, Pouchkine l’a été au moins autant qu’il était poète ; et c’est à ses conversations qu’il doit surtout d’avoir exercé une influence si vive sur la Littérature de son pays. Il savait tout, s’intéressait à tout. Tout lui était matière à de brillans paradoxes et à des digressions fantaisistes[1].

« Pouchkine et Joukosky, écrit Mme Smirnof, ont dîné chez nous ; on a parlé d’éducation. Pouchkine se préoccupe déjà de celle de ses enfans, il a raison, elle commence avec la première dent et peut-être avant. Mon mari disait que les Grecs et les Italiens sont nés artistes, parce qu’ils ont toujours vu une nature magnifique, des teintes superbes, que nous autres gens du Nord ne voyons qu’en rêve. Ils ont vécu aussi au milieu de chefs-d’œuvre de l’art : la langue même y contribue, elle est si mélodieuse en Italie, l’éducation s’y faisant par les yeux et l’oreille. Pouchkine nous a raconté qu’il a eu un accès de colère hier : la nourrice de son fils gâte cet enfant qui est très vif, lui passe tous ses caprices. Pouchkine a déjà un projet d’éducation pour ses enfans, que Joukosky approuve.

« Il admire le bon sens des Anglais en toutes choses ; il trouve les méthodes et les livres allemands pédans, mais ils ont quelques bons livres d’enfans, moins que les Anglais pourtant. Il disait ensuite que rien n’est plus difficile que de créer une littérature enfantine et populaire, et qu’il est d’avis qu’il ne faut même pas la créer et qu’il n’y a qu’un secret pour la trouver, c’est d’étudier celle qui existe chez tous les peuples. L’enfant et le paysan sont sur la même ligne. Mais il faut donner à cette littérature une forme plus littéraire, rejeter ce qui est grossier sans enlever la vérité et l’esprit qu’il y a. Il déteste la littérature enfantine de la fin du XVIIIe siècle et de ceux qui l’imitent encore à présent en France : il trouve Perrault préférable à Berquin et à tous ces contes moraux et pédans. Gulliver, Robinson, nos contes populaires, ceux des Allemands et des Anglais, les Mille et une Nuits, rien de tout cela n’a été écrit pour les enfans ; et c’est le bonheur des enfans. Il lui semble impossible de faire mieux. Il veut écrire des contes et

  1. Les Souvenirs de Mme Smirnof sont écrits en français, dans un style de conversation parfois incorrect, mais assez agréable.