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un mois de prison à Saint-Pétersbourg, pour avoir publié, à propos de Gogol, un article de revue un peu trop libéral. Tourguenef avait alors 34 ans; il venait de faire paraître ses Mémoires d’un chasseur, et s’inquiétait fort d’avoir sur ce livre l’opinion d’Aksakof et de ses deux fils.

L’opinion des Aksakof sur les Mémoires d’un chasseur ne semble pas avoir été extrêmement favorable. Tourguenef écrit à l’un d’eux, le 1 6 octobre 1852 : « Merci de toute mon âme, mon cher Constantin Sergueivitch, pour votre bonne lettre. Je vous dirai tout franchement que je partage la plupart de vos idées sur mon livre : et ne croyez pas que je veuille vous faire montre de ma modestie : non, ce que vous m’écrivez, il y a longtemps déjà que je l’ai pensé. — Alors, me demanderez-vous, pourquoi avez-vous publié ces malheureux Mémoires? — Je les ai publiés pour m’en débarrasser, pour m’alléger de cette vieille manière. Maintenant je suis libre. Aurai-je seulement la force d’aller de l’avant? Voilà ce que je ne sais pas. La simplicité, le calme, la clarté et la précision des lignes, la conscience littéraire, tout cela n’est encore pour moi qu’un lointain idéal. Et c’est faute de sentir en moi les seules qualités qui désormais me plaisent, c’est faute de me sentir assez fort, que je ne me mets pas à ce nouveau roman, dont le sujet et les personnages s’agitent depuis longtemps dans ma tête. Et, d’autre part, je me demande si c’est bien la peine de se donner tant de fatigues, de faire tant d’efforts, de se nourrir de tant d’illusions ! »

Le 16 janvier 1853, Tourguenef discute à son tour un article, nouvellement paru, de ce même Constantin Aksakof : « Nous nous conduisons avec l’Occident, dit-il, comme Vaska Bouslaïef, dans la chanson, avec la tête de mort : nous le repoussons du pied, et nous-mêmes... Vous rappelez-vous? Vaska est monté sur la colline, et en arrivant là il s’est cassé le cou. Peut-être ferions-nous bien d’avoir un peu d’égard pour cette tête de mort. »

En 1854, Tourguenef est enfin rappelé de son exil. Il s’installe à Saint-Pétersbourg, et tout de suite il s’occupe de découvrir et de protéger de jeunes écrivains. Le 30 mai il annonce à Aksakof, comme un grand bonheur, la prochaine publication de la seconde partie des Souvenirs d’enfance, d’adolescence et de jeunesse, du comte Léon Tolstoï. « On me dit que cette seconde partie vaudra la première. » Sans cesse, depuis lors, il sera question, dans ses lettres, du jeune Tolstoï : « Avez-vous lu, dans le Contemporain, l’article de Tolstoï sur Sébastopol? » écrit-il le 3 août 1855. « Je l’ai lu à table, j’ai crié Hourrah! et j’ai bu un verre de Champagne à la santé de l’auteur. » Puis, de nouveau, le 27 février 1856 : « Tolstoï vient d’écrire une nouvelle : La Tourmente de neige. Vous la lirez dans le numéro de mars du Contemporain. C’est un vrai chef-d’œuvre! »