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théâtre du roturier millionnaire qui épouse une aristocrate pauvre. Ces jeunes gens se disent tout ce que peuvent dire en pareil cas des jeunes gens résolus et réservés. Ils s’attendront. Ils seront fidèles l’un à l’autre. Ils combattront le mauvais vouloir de leurs parens avec une douce énergie et une énergique douceur. Ils n’avaient pas autre chose à dire. Ils ne pouvaient sortir de ces banalités. Nous donc, nous les accepterions avec résignation, si elles étaient nécessaires ou même utiles. Par malheur, non seulement elles ne servent à rien, mais il se trouve encore qu’elles vont contre le dessein de l’auteur et contre l’objet de son drame. Tout ici devait tendre au triomphe des idées de M. Roche. Or quand est-ce que le marquis de Touringe consent au mariage? C’est quand il découvre la généalogie véritable du faux Roche. En sorte que ce n’est pas le fils de celui-ci qu’il accepte .pour gendre, c’est le petit-fils du prince d’Aurec. La victoire reste (en fin de compte au préjugé nobiliaire... Je n’ignore pas que, consultée sur la question de savoir quel nom portera le jeune ménage, Suzanne répond qu’elle s’appellera Mme Roche. Tout de même nous n’avons pas confiance. Henri, tout à l’heure, soupirait trop ardemment après les particules et les titres, avant même de savoir que la naissance l’en avait amplement pourvu. Il est de ceux qui au besoin se pareraient de titres d’emprunt, plutôt que d’en dédaigner qui sont leur propriété légitime. Puisque tout le monde d’ailleurs saura qu’il est prince, pourquoi est-ce qu’il s’en cacherait? Nous prévoyons le jour où Henri Roche s’appellera Roche précisément de la même manière que les Montmorency s’appelaient Bouchard.

Au moins dans les scènes où paraît M. Roche, dans ce qui le concerne personnellement, dans ce qu’on nous apprend des circonstances de sa vie, la question est-elle serrée de plus près ? Un noble s’est fait industriel: de cette situation quelles difficultés particulières ont résulté? Tel est bien le sujet dont M. Lavedan a lui-même fait choix. Supposez qu’il nous eût montré un noble rompant tout d’un coup et brusquement avec la société où il occupait une grande place, en sorte que les siens le désapprouvent, les hommes de sa caste le renient, et tous les autres le tiennent pour suspect. Nous aurions vu clairement à quelle sorte d’obstacles ce révolté s’allait heurter. Que s’il arrivait à mettre à néant ce concours de malveillances, son exemple pouvait en effet servir de leçon... Mais ce n’est pas ainsi que l’aventure nous est contée. Et de la façon dont elle est contée, elle ne prouve absolument rien. Le fil du prince d’Aurec a disparu tout enfant; on a perdu sa trace ; on l’a oublié. Il arrive en Amérique, il démocratise son nom, il prend du travail. Il se fait remarquer par son mérite. Il épouse la fille de son patron, ce qui a été de tout temps la récompense des bons travailleurs, depuis qu’il y a une morale en action et une imagerie d’Épinal. Il est revenu en France, où personne ne connaissait sa véritable identité, où il n’était pour tout le monde qu’un industriel comme un autre, plus