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Mais on insiste, et l’on dit : « Comment une philosophie, comment une doctrine morale ou sociale peut-elle être vraie, si elle tend à la négation de notre morale, et à la destruction de notre société ? Est-il possible que la science ruine les principes de l’action au lieu de les fonder, et si elle arrive à de pareilles conclusions, n’est-ce pas une preuve suffisante qu’elle est tombée dans l’erreur? » — Une semblable doctrine risque fort d’être fausse en effet: encore faut-il en démontrer le vice. Elle est fausse si elle ne tient pas compte de toutes les données, si complexes, des problèmes, si elle interprète inexactement les faits, si elle manque enfin en quelque point aux règles de la logique et de la méthode convenable. Mais de favoriser la dissolution de l’état actuel des croyances, ce n’est, en soi, un signe ni de vérité ni d’erreur. C’est seulement un motif pressant, pour tous ceux qui tiennent à la conservation de cet état, de soumettre la doctrine à une exacte critique : cela vaut mieux que de lui jeter l’anathème. D’autant que rien n’est difficile à démêler, dans l’effroyable complexité des faits sociaux, comme un simple rapport de cause à effet, et peut-être devrions-nous en user avec plus de circonspection. à une époque donnée, toutes les forces sociales sont, comme dit Kant, dans une action réciproque universelle. On impute à certaines doctrines la dissolution du système actuel des croyances morales et des institutions sociales ; mais ne pourrait-on soutenir, avec autant de vraisemblance, que c’est la dissolution de ce système, au contraire, qui est cause de l’apparition de ces doctrines ? Et enfin, quoi qu’il en soit, comment pouvons-nous savoir ce qui, avec le temps, dans ses conséquences lointaines et décisives, aura été un bien ou un mal? Il se peut que nos efforts de conservation, au moins sur quelques points, soient aveugles et absurdes. Peut-être nous obstinons-nous à vouloir faire vivre ce qui est déjà comme mort, et à retenir ce qui doit s’éliminer pour faire place à des élémens nouveaux. Nous n’avons aucune raison de croire que l’avenir s’arrêtera juste là où s’obscurcit notre courte prévision. L’expérience de l’histoire prouve, au contraire, que les périodes dites de dissolution ne sont pas les moins fécondes, quand on les embrasse d’un coup d’œil avec celles qui ont précédé et celles qui ont suivi.

En un mot, s’il est extrêmement difficile de découvrir la vérité, ce n’en est pas moins de la connaissance de la vérité que l’homme peut surtout espérer quelque progrès dans l’avenir, et quelque amélioration à son sort. Il est donc déraisonnable de vouloir en subordonner la recherche à un intérêt immédiat de conservation. Sans doute cette recherche peut troubler l’homme dans ses habitudes, l’inquiéter dans ses croyances, le menacer dans sa tranquillité