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Kant s’arrête avec un respect religieux, Schopenhauer l’appellera tout à l’heure un « vieux reste du Décalogue » . Et cette boutade irrévérencieuse, pour qui connaît l’éducation sévèrement piétiste que Kant avait reçue, ne paraît pas sans justesse. Même en laissant de côté les objections faites au point de vue évolutionniste, Kant n’est-il pas bien prompt à déclarer le devoir un mystère, dont nous ne pouvons rien comprendre, sinon que l’ordre est absolu, et qu’il faut obéir? N’y a-t-il pas quelque artifice dans la distinction, si largement utilisée, de la raison théorique et de la raison pratique? Il faut pourtant que ce soit, dans son fond, une même et unique raison. L’unité se retrouve, il est vrai, dans la forme de l’universalité. La loi morale nous apparaît, dit Kant, comme valable pour tout être raisonnable et libre. Elle ne saurait donc venir que de la raison législatrice. Mais elle n’en est pas pour cela plus intelligible. Précisément parce qu’elle participe de la nature de l’absolu, elle n’oblige que par sa seule présence. Le devoir s’impose parce qu’il est le devoir, et doit être accompli par respect pour le devoir. Il y a beaucoup de conséquences à tirer de cette loi, et qui indirectement la confirment. Mais il n’y a pas de principes d’où la déduire, et qui la fondent.

Ainsi, même dans son essence rationnelle, la loi morale conserve un caractère sacré et mystérieux. La critique de Kant, si hardie lorsqu’il s’agissait des fondemens du savoir, devient timide tout à coup quand le principe de la moralité est en jeu. Kant en donne des raisons qui ne sont pas mauvaises. Mais la meilleure est, évidemment, qu’à ses yeux croire au devoir est déjà un devoir. Il est impossible de méconnaître, à son accent, un sentiment profond, une sorte d’enthousiasme moral. C’est ce sentiment, croyons-nous, qui a donné à la morale de Kant une prise si vigoureuse sur tant de jeunes âmes. Ce ne sont pas les analyses ni les déductions abstraites, c’est la hauteur du désintéressement, c’est l’exaltation du sacrifice de soi, c’est le mystère sublime du devoir absolu et inexpliqué qui les a conquises. Si nous comprenions pourquoi il faut lui obéir, la loi morale serait moins belle. Le don de soi-même ne serait plus une telle joie, s’il était évidemment raisonnable. Il ne faut pas que l’impératif de la moralité ait rien de commun avec les impératifs d’habileté et de prudence. L’homme, en présence du devoir, se sent transporté ailleurs. Devant la majesté de la loi, la foule grouillante des désirs et des passions se tait, l’amour-propre a honte de lui-même et comprend sa vanité : la sublimité du devoir le terrasse. Qui ne connaît la fameuse exclamation de Kant sur le « ciel étoile au-dessus de nos têtes, et la loi morale au fond de nos cœurs »? Sûrement il y a