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une morale, s’ils reconnaissent même dans l’art de bien vivre tine fin essentielle de la science, sinon sa fin unique, — tous conçoivent que cette morale doit se fonder sur la connaissance de Dieu, de l’homme et de l’univers. La raison est législatrice, mais législatrice par l’application de sa science.

Tout autre est le point de vue de Kant, à la fin du XVIIIe siècle. La Critique de la Raison pure a porté, selon lui, le coup mortel aux métaphysiques dogmatiques. Il est donc impossible que la morale procède de ces doctrines. Edifiée sur ce fondement ruineux, elle tomberait avec lui. D’autre part, la conscience exige une morale. Il ne saurait être question ici de « suspendre son jugement ». Il ne s’agit pas de juger, mais d’agir. Il faut vivre; il faut même bien vivre. Et si l’on peut, à la rigueur, se passer d’une métaphysique, on ne saurait, semble-t-il, se passer de règle de conduite. C’est donc, dit Kant, que la raison a des principes pratiques, indépendans du savoir. Et en effet la conscience, ou raison pratique, nous donne, avec l’impératif catégorique, tout ce qui est nécessaire à la morale pour se constituer par elle-même, sans recourir à une métaphysique. Car le devoir se manifeste immédiatement à toute âme humaine, sans supposer rien d’autre que lui-même, et sans erreur possible sur sa signification. Il commande, et dans ce commandement apparaît son droit à être obéi. Chacun l’avoue, même en le violant. Que la « chose en soi » demeure ou non inaccessible à notre faculté de connaître, que la métaphysique, comme science, soit possible ou impossible, il faut faire notre devoir. Si l’absolu est inconnaissable, en savons-nous moins qu’une bonne volonté a seule une valeur absolue, et que l’homme ne doit jamais être traité comme un moyen, mais toujours comme une fin? Le devoir nous révèle que nous n’appartenons pas seulement à cet univers de l’espace et du temps, où nous sommes soumis aux lois inflexibles de la nature. En tant qu’êtres raisonnables et libres, nous sommes aussi citoyens d’un monde supérieur, que Leibniz appelait le règne de la grâce que Kant appelle le « royaume des fins, » et dont l’ordre moral serait l’unique loi.

Morale non moins admirable par la rigueur de sa structure que par la pureté de son inspiration. Une fois admis le principe du devoir s’imposant par sa seule forme à l’être raisonnable, tout s’en déduit. Mais ce principe lui-même, d’où vient-il? Est-il vraiment et absolument a priori? Ne pourrait-on en rendre compte, en retrouver l’origine par l’hérédité, par le développement des tendances altruistes et de l’instinct social, par l’enseignement de la religion, par l’éducation morale transmise des pères aux enfans? Ce devoir, cet impératif catégorique devant lequel