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se sont familiarisés avec cette hypothèse bizarre. Depuis Kant et Schopenhauer, nous l’avons vue renaître sous différentes formes. Mais affirmer à la fois que la liberté est inconnaissable et qu’elle est réelle, n’est-ce pas dire que nous sommes assurés de son existence par ailleurs que par notre faculté de connaître? La certitude est procurée ici par le cœur, par le sentiment, par la conscience morale, par la raison pratique. Le nom seul diffère, selon les doctrines. Rejeter ainsi le libre arbitre dans l’inconnaissable, c’est se donner en réalité le moyen de l’affirmer, sans entrer en conflit avec la science. Telle était bien la préoccupation de Kant, qui ne l’a point cachée. Il accorde sans hésiter à la science le déterminisme des phénomènes dont il croit qu’elle a besoin. Il lui suffit que, dans la réalité absolue et inconnue, la liberté demeure possible. Que la raison théorique laisse seulement la question ouverte : la raison pratique la tranchera, — sans l’élucider d’ailleurs, — par des motifs qui lui sont propres. C’est donc une croyance, et Kant l’avoue lui-même, tout en faisant observer qu’il s’agit ici d’une croyance « rationnelle ». C’est si bien une croyance, qu’un grand nombre de partisans du libre arbitre ont jugé que Kant concédait beaucoup trop au déterminisme. Ils ont cherché s’il n’était pas possible de concilier à moins de frais les exigences de la science et les besoins de la morale. Ils ont discerné dans les lois mêmes de la nature un élément de contingence. Cette conciliation est un chef-d’œuvre d’ingéniosité métaphysique; mais n’est-elle pas inspirée, elle aussi, par le désir de justifier une certaine interprétation de l’univers?

Ce qui est vrai de la question du libre arbitre, qui intéresse si fort la morale, l’est encore davantage de la morale elle-même : l’effort du philosophe ne va pas tant à chercher une doctrine qu’à justifier celle qu’il a par avance. A mesure qu’il a paru plus malaisé de fonder rationnellement la morale, à mesure aussi les principes fondamentaux, cessant d’être objets de démonstration et de science, sont devenus objets de convictions et de croyance. C’est un nouveau cas de la loi de compensation. Non que la difficulté de fonder la morale sur une base rationnelle fût moindre autrefois. Mais elle était moins sentie, et cela suffisait. La morale dépendait étroitement de la métaphysique, s’établissait sur elle, et participait de sa rigueur apparente. Ainsi, dans les systèmes antiques, la morale découle de la conception générale de l’univers; ainsi, dans les grandes philosophies du XVIIe siècle, la morale tire ses principes de la métaphysique. Sans doute, elle ne tient pas toujours une place également importante. Descartes se propose surtout la science pour objet, et Spinoza la béatitude. Mais tous, s’ils construisent