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dans la célèbre maxime de Protagoras, n’implique pas du tout une limitation provenant de la structure de l’esprit humain, comme chez Kant, c’est-à-dire une impuissance irrémédiable de saisir jamais les choses telles qu’elles sont en soi, parce que nous ne pouvons connaître que sous certaines conditions. Au contraire, la relativité de la connaissance tient à la fois, selon Protagoras, à la nature de l’esprit et à celle de la réalité (surtout à celle de la réalité, qui n’est pas stable un seul instant). Cette réalité n’est pas objet de science, parce que la science exigerait un objet fixe et identique à lui-même. Mais cela n’équivaut pas à dire qu’elle soit inconnaissable, inaccessible à l’esprit humain. Il faut bien qu’elle soit accessible, puisque Protagoras la caractérise, et qu’il en décrit l’incessante mobilité.

Si la valeur de la connaissance est mise en doute, c’est-à-dire si l’objet n’est pas connu tel qu’il est en soi, la seule conclusion où la philosophie antique puisse aboutir est le scepticisme. Car, pour les anciens, comme l’a dit M. Boutroux, l’esprit qui connaît, pris en lui-même, est vide : il ne se soutient que par son rapport avec l’objet. Si l’harmonie entre eux est troublée, la connaissance ne sera pas relative : elle sera nulle. L’homme n’aura plus qu’à y renoncer, et à se diriger comme il pourra, par la coutume. Les anciens n’ont donc pas pu chercher les conditions de la connaissance vraie dans la structure de l’esprit même, comme fera Kant, qui réduira le rôle de la réalité extérieure à un minimum presque inconcevable. A plus forte raison, que le réel put être inaccessible à la pensée, et pourtant se révéler à nous par une voie différente, cette idée leur aurait paru étrange et injustifiable. Ils n’auraient pas compris comment une connaissance refusée à la faculté de connaître pourrait être fournie, ou du moins compensée par la faculté de sentir, de vouloir ou de croire. Ce chassé-croisé leur aurait semblé paradoxal, déraisonnable, peu compatible avec le sérieux de la philosophie. Et cela ne prend un sens, en effet, que dans une philosophie pénétrée de l’esprit chrétien, dominée (parfois à son insu) par les idées de nature déchue, de péché et de rédemption. Celle-ci ne trouvera point de difficulté à considérer la raison comme bornée, sans renoncer pour cela à posséder la certitude sur les grands problèmes : « Dieu sensible au cœur, non à la raison. » Mais un Grec contemporain de Platon ou d’Aristote n’aurait vu sans doute dans cette subordination de la raison à la croyance qu’une superstition, et presque une absurdité.

Seul peut-être parmi les modernes, Spinoza rappelle la parfaite sérénité intellectuelle des anciens, et l’assurance de la raison qui fait tranquillement son œuvre. Il marche à la démonstration de la