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au sentiment et à la croyance ce que ne donne plus la connaissance ? N’est-ce pas que la métaphysique, cessant d’être une science, se plie à suivre les convictions individuelles, et que l’homme, en un mot, croit trouver dans son cœur la réponse aux questions que sa raison s’avoue impuissante à résoudre ? L’agnosticisme est donc moins une solution par lui-même que le signe d’un transfert. L’âme humaine n’a ni perdu sa curiosité, ni renoncé à la satisfaire. Mais, instruite par les échecs de la raison, et éclairée par la théorie de la connaissance, elle a déplacé le point d’appui de ses hypothèses sur l’absolu. Auparavant, elle croyait savoir. Aujourd’hui, elle sait qu’elle croit.

Telle est donc la principale signification des doctrines du sentiment et de la croyance que l’on a vues apparaître, se développer et se répandre depuis un siècle. Ce sont des doctrines de compensation. Elles ont avancé parallèlement à l’agnosticisme : elles en sont, si l’on peut dire, complémentaires. À mesure que la raison théorique s’avouait plus clairement qu’au delà de certaines limites elle est impuissante, à mesure aussi se fortifiait l’opinion que la raison pratique a ses principes propres et indépendans. Le cœur devenait une source originale, sinon de connaissances, au moins de convictions. En même temps qu’on s’apercevait de l’insuffisance de nos facultés intellectuelles pour la solution des problèmes transcendans, on s’avisait aussi qu’elles n’étaient pas seules compétentes. On cherchait une définition plus profonde et plus compréhensive de la certitude, qui fît sa place à la croyance et à la suggestion immédiate du cœur. En un mot, au moment même où il semblait aboutir à l’agnosticisme, l’esprit faisait effort pour y échapper.

Nous touchons ici à l’un des points où la pensée moderne s’est le plus sérieusement éloignée de la pensée antique. Dans l’antiquité classique (j’entends l’antiquité de la période purement hellénique, avant que le génie grec eût fléchi sous le poids des influences orientales), il n’y a pas de doctrine qui corresponde aux philosophies modernes du sentiment et de la croyance . Pourquoi ? Parce qu’il n’y avait aucune raison pour que le besoin de compensation dont nous venons de parler se fît sentir. Le caractère propre de la philosophie des Grecs, comme de leur art, fut la sérénité libre et tranquille, dans une heureuse harmonie de l’esprit et de la nature. Pas d’antinomie définitivement insoluble pour la raison, pas d’opposition qui n’aboutisse enfin à un accord dans l’ordre de l’univers. Sans doute, les sophistes ont été, en un sens, les précurseurs de Hume et de Kant : ils ont pressenti la relativité de la connaissance. Gardons-nous pourtant d’introduire dans leurs formules un contenu moderne, qui était fort loin de leur pensée. La relativité de la connaissance,