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qu’il fait violence à des sentimens fonciers de la nature humaine : tôt ou tard ceux-ci ont leur revanche. Et, en effet, l’idée même d’un inconnaissable, conçu comme existant, est logiquement insoutenable. Rien n’est inconnaissable, à la rigueur, que ce qui, en fait, est et sera toujours inconnu, ce dont l’existence (quoique réelle) ne nous serait en aucune façon révélée, ce qui, enfin, pour nous, n’existe absolument pas. Mais alors ce n’est même plus une « idée négative ». C’est un mot vide de sens, un pur rien. Si, au contraire, tout en déclarant une réalité inconnaissable, nous en affirmons l’existence, nous la pensons. Dès que nous la pensons, nous la comparons (ne fût-ce qu’au connaissable, par opposition); — tout se passe enfin comme si nous en avions quelque idée. Ce n’est donc plus vraiment l’inconnaissable. La contradiction apparaît. Jamais inconnaissable n’a été plus scrupuleusement rejeté au delà des frontières de l’esprit que la « chose en soi » de Kant : c’est un x impensable, et dont l’existence est problématique. Pourtant Kant lui-même n’a-t-il pas risqué, ici et là, quelque détermination de la chose en soi? Dès que l’inconnaissable est nommé, il a commencé déjà à être connu.

L’idée d’une réalité à jamais inaccessible à la pensée est donc équivoque. C’est pour l’esprit un moyen de se faire illusion à lui-même. C’est une manière de contenter un besoin métaphysique en se donnant l’air d’y renoncer. S’il était définitif, l’agnosticisme équivaudrait à une fin de non-recevoir opposée à nos curiosités sur l’au-delà. Mais la métaphysique, « comme tendance naturelle », disait Kant, est indestructible. Il ne dépend pas de l’homme de poser ou de ne pas poser les questions suprêmes : elles s’imposent à lui. Comme le langage, comme la religion, comme l’art, elles sont une des manifestations universelles, immédiates, et je dirais volontiers irrépressibles, de la raison humaine. Et c’est pourquoi l’agnosticisme sera toujours une illusion ou une duperie. Quand une théorie de la connaissance aura déclaré l’absolu inaccessible, mis les choses en soi hors de notre portée, et proscrit la métaphysique comme chimérique, l’instinct se laissera-t-il frustrer pour si peu? Il trouvera à se satisfaire dans le refus même qu’on lui oppose. Il s’emparera de cet inconnaissable dont on lui concède l’existence, et il y trouvera tout ce dont il a besoin. Ne voit-on pas des gens qui se font de l’agnosticisme une religion, et de l’inconnaissable l’objet d’un culte? L’inconnaissable deviendra un symbole, souple, commode, de profondeur variable selon les intelligences. Il se substituera aux objets métaphysiques d’autrefois, définis et démontrables. La forme seule change, le fond subsiste. N'est-ce pas dire, en d’autres termes, que l’on demande aujourd’hui