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métaphysique du savoir afin de la conserver : Auguste Comte l’en sépare afin de la rejeter.

Invisible et présente, la « chose en soi » est partout chez Kant, et sa théorie des idées, malgré la divergence des doctrines, est encore un souvenir de Platon. Auguste Comte, au contraire, a rompu définitivement avec cette spéculation du passé, qui a eu sa raison d’être jadis, et qui n’en a plus aujourd’hui. L’esprit humain est entré dans la période positive, et il renonce à des recherches dont il a reconnu la vanité. Les faits et leurs lois, le domaine de la science proprement dite, voilà le champ, indéfini d’ailleurs, où l’activité intellectuelle de l’homme doit s’exercer désormais. A mesure qu’il saura davantage, il aura par surcroît la puissance. Il se rendra de plus en plus maître de sa planète, il réduira au minimum la somme de douleur inséparable de sa condition. Au delà, c’est l’inaccessible. Les questions d’essence, d’origine et de fin, n’ayant pas de solution possible pour nous, sont comme si elles n’étaient pas. Le positivisme ne nie pas l’existence des problèmes métaphysiques : il nie seulement la possibilité de les aborder. Qu’est-ce à dire, sinon que notre connaissance est à jamais bornée, et irrémédiablement relative? De savoir ce que sont les choses dans leur essence, l’ambition était trop haute. Contentons-nous donc, sans arrière-pensée, de la connaissance qui est à notre portée. Ne revenons pas, comme Kant, par un détour, à la métaphysique, justement abandonnée.

Enfin, chez M. Spencer (sur qui l’influence de Kant et surtout celle des positivistes sont assez évidentes), l’idée de l’inconnaissable est la cheville ouvrière du système. Elle est la pensée maîtresse qui anime les Premiers Principes. C’est par elle que s’opère la conciliation définitive de la science et de la religion. M. Spencer, il est vrai, affirme la présence de l’absolu dans la pensée de l’homme. Comment saurions-nous sans cela, dit-il, ce que c’est que le relatif? Mais cet absolu, il ne l’appelle pas, comme Kant, la chose en soi ou le « noumène ». Il n’en fait pas, comme Auguste Comte, l’objet illusoire de la métaphysique. Il le nomme expressément l’inconnaissable. C’est à la fois ce qu’il y a de plus réel et de plus inaccessible, de plus intime en nous et de plus mystérieux. La science a beau se développer à l’infini, et nous faire connaître des relations toujours plus complexes, se ramenant à des lois toujours plus simples. A mesure que la sphère de la science augmente la sphère d’ignorance qui l’enveloppe prend aussi une surface plus vaste. Le temps, l’espace, la causalité, toutes les lois enfin de la connaissance, n’ont de sens que dans leur application au relatif. Plus nous acquérons une conscience claire de notre pouvoir