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l’insuffisance par des argumens scientifiques. Une fois démontrée et entrée dans le corps de la science, on ne l’attaque plus. Sur ce terrain il n’y a plus, à proprement parler, de conflits entre la science et la croyance.

Les sciences morales, comme on sait, n’en sont pas encore là. Moins avancées, moins sûres de leurs méthodes, plus embarrassées de leurs objets plus complexes, elles n’ont ni l’autorité, ni le prestige des sciences de la nature. Elles n’en ont pas non plus l’indépendance. C’est même une question de savoir si elles l’auront jamais. Le psychologue, le moraliste, le sociologue, pourront-ils jamais procéder comme font le physicien et le chimiste, uniquement soucieux de la vérité qu’ils aperçoivent et qu’ils démontrent, indifférens au contre-coup que leur doctrine peut avoir en d’autres domaines? N’y a-t-il pas certains principes moraux et sociaux, certaines vérités fondamentales, véritables axiomes de la conscience humaine, qui doivent, sinon servir de guide aux sciences morales, du moins les empêcher de s’égarer? Une doctrine morale et sociale qui aboutit à la négation de la moralité, à la destruction de la société, n’est-elle pas déjà condamnée par ses conséquences? Malfaisante et pernicieuse, elle serait par là même convaincue de fausseté. Elle serait même coupable. La spéculation en pareille matière entraînerait une responsabilité inconnue aux autres sciences. Le philosophe devrait compte de ce qu’il enseigne, et certaines erreurs deviendraient des fautes graves. Sa bonne foi serait une circonstance atténuante, mais non une justification suffisante. Il aurait dû être averti, par les conclusions où il parvenait, que son système, si rigoureux, si exact qu’il lui parût, recelait un dangereux principe d’erreur. A prendre les choses ainsi, les sciences morales, loin d’être indépendantes, auraient pour première condition de se soumettre aux exigences imprescriptibles de la conscience.

La question est de celles qui, sous des formes diverses, se sont posées de tout temps. Pour ne pas remonter plus haut que la fin du XVIIIe siècle, nous la trouvons soulevée par un des esprits les plus brillans et les plus séduisans de cette époque, par le philosophe allemand F. -H. Jacobi. Sa doctrine du « sentiment » ou de la « croyance » n’est vraiment qu’un plaidoyer passionné contre le « fanatisme logique », et en faveur des convictions spontanées de la conscience. La philosophie courante du XVIIIe siècle, étroite, mesquine, sans clair-obscur, sans profondeur, — celle des successeurs de Wolff, en Allemagne, celle des encyclopédistes, surtout, en France, — cette philosophie, dit Jacobi, ne peut pas être vraie. Elle doit avoir un vice logique (et Jacobi s’efforcera, en effet, de