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frais généraux, et lui permettent d’affecter aux salaires la plus grande partie de la vente des produits. Si au contraire une œuvre d’assistance par le travail créée en plein centre de Paris est à la veille de fermer ses portes, à moins qu’elle ne trouve un généreux bienfaiteur pour lui venir en aide, c’est qu’elle a trop compté sur le travail et qu’elle n’a pas demandé assez d’argent à ses souscripteurs. Sous une forme ou sous une autre, que ce soit en remboursant à l’œuvre le salaire des ouvriers, en prenant à sa charge les frais généraux annuels, ou en les réduisant à leur minimum par un capital une fois donné, il faut toujours que des souscriptions, des subventions ou des donations viennent assurer l’existence d’une œuvre d’assistance par le travail. En un mot, il faut toujours que la charité intervienne par des dons en argent, et ce mode de secours qui obtient aujourd’hui tant de faveur n’est après tout qu’un moyen judicieux et détourné de faire l’aumône.

Je sais combien ce vieux mot de charité sonne mal à certaines oreilles ; mais à ne jamais oser le prononcer, il faut prendre garde que ce ne soit pas seulement le mot, mais la chose elle-même qui tombe en désuétude. Notre démocratie orgueilleuse incline à croire en effet qu’elle pourrait rayer la charité de son organisation, et il n’est pas étonnant qu’elle s’abandonne à cette illusion lorsque quelques-uns de ceux qui devraient avoir le courage de lui ouvrir les yeux semblent l’y encourager. Elle a voulu l’égalité des droits : elle l’a obtenue ; elle veut aujourd’hui l’égalité du bien-être, c’est là qu’elle échouera, car elle vient se heurter contre la nature des choses, qui est plus forte qu’elle. Plaise à Dieu que le heurt ne soit pas trop fort et que le naufrage de ses espérances ne fasse pas trop de victimes. Ces victimes, c’est encore l’infatigable et patiente charité qui les recueillera et qui oubliera, comme c’est son devoir, toutes les infidélités et toutes les ingratitudes dont elle aura été l’objet. Néanmoins cette période d’épreuve et de discrédit qu’elle traverse ne lui aura pas été inutile. Elle aura appris à se montrer moins aveugle, plus réfléchie, ménagère de ses forces et meilleure distributrice de ses deniers. Mais il faudra bien revenir à elle comme à la grande consolatrice des affligés, consolatrix afflictorum, et l’on finira par reconnaître que dans ce monde obscur où nous vivons, dans ce monde voué sans trêve aux deux grandes souffrances de l’humanité :


L’éternelle douleur et l’immense désir,


le meilleur remède à la douleur comme au désir sera toujours la charité ; la charité, c’est-à-dire l’amour inspirant le sacrifice et le don de quelque chose de soi.


HAUSSONVILLE.