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la charité, se trouvent dans cette alternative : ou se contenter, en sollicitant une simple autorisation, d’une vie précaire, incomplète, qui ne leur assure aucune sécurité et aucun droit ; ou bien, en sollicitant leur reconnaissance d’utilité publique, se mettre pieds et poings liés dans les mains de l’administration.

Je crois avoir résumé fidèlement et sans rien exagérer l’esprit de notre droit en ce qui concerne les associations charitables. Cet esprit date de loin : il est en effet tout à la fois un legs des appréhensions monarchiques et de la tyrannie jacobine. La monarchie administrative, telle qu’elle s’est développée depuis Richelieu jusqu’à la Révolution, ne voyait pas sans inquiétude se constituer de grands corps indépendans. Elle ne voulait pas que ces corps prissent naissance sans son assentiment : « Voulons et ordonnons, portait l’édit de décembre 1666, qu’à l’avenir il ne pourra être fait aucun établissement de collèges, monastères, communautés religieuses ou séculières, même sous prétexte d’hospice, sans permission expresse de nous par lettres patentes, bien et dûment enregistrées en nos cours de parlement. » Mais une fois qu’elle avait accordé à ces collèges, monastères ou hospices la permission de naître, elle leur faisait confiance et n’intervenait point dans les détails de leur vie. La tyrannie jacobine n’a pu supporter tant de liberté. Elle a mis fin à toutes ces existences indépendantes pour laisser l’individu isolé en face de l’Etat. Elle a prétendu se substituer même à la charité privée. Par la loi du 7 frimaire an V qui a créé les bureaux de bienfaisance, elle a entendu créer l’Etat représentant des pauvres. C’est lui qui doit faire la charité, c’est à lui que les aumônes doivent être remises, c’est lui qui doit les distribuer. Quiconque fait l’aumône habituellement à côté de lui, lui fait concurrence, et l’État le regarde de l’œil dont on regarde habituellement un concurrent. Notre jurisprudence administrative est pleine de l’histoire de ces conflits entre les bureaux de bienfaisance et l’autorité religieuse, à propos des quêtes dans les églises ou d’autres incidens, et le conseil d’Etat consulté a toujours donné raison aux bureaux de bienfaisance, c’est-à-dire à la charité de l’Etat. Mais ces conflits, qui sont de tous les temps, ont pris dans ces dernières années un caractère aigu. Vis-à-vis de la charité privée, l’État était méfiant, il n’était pas hostile. Il n’en est plus de même aujourd’hui. Je ne voudrais pas que les conclusions d’un travail de cette nature parussent inspirées par un esprit d’étroites préoccupations politiques, mais je ne crois pas qu’on puisse contester de bonne foi que l’État est aujourd’hui animé d’un esprit d’hostilité de plus en plus marqué contre la charité privée lorsqu’elle s’inspire d’une idée