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la leur retirer ; de même on peut ne pas admettre de bornes à la possession de leurs biens, parce que, si ces biens devenaient ou trop considérables ou trop improductifs, la loi qui ne leur a laissé cette possession que pour servir l’intérêt public peut en raison de cet intérêt ou changer les conditions de la possession, ou même rendre à l’Etat ou à la commune les biens possédés pour en disposer au mieux des besoins de l’État ou de la commune. »

On voit quels sont, vis-à-vis de son pupille, les sentimens de ce singulier tuteur. Il le considère comme lui devant l’existence et il croit avoir gardé sur lui droit de vie et de mort. Il peut également le dépouiller de tous ses biens, et les confisquer à son profit. De tous les droits qu’il lui confère, il n’y en a pas un dont il ne se réserve de lui retirer la jouissance. De plus, il n’y a pas un acte de sa vie dans lequel il ne se réserve d’intervenir pour en surveiller l’exécution. Il règle l’emploi de ses fonds, qui ne peuvent être placés qu’en rentes sur l’État, ce qui l’oblige à subir le dommage de toutes les conversions. Il ne lui permet pas d’accepter un legs sans son autorisation, et lors même que la délivrance de ce legs ne souffre pas la moindre difficulté, lorsque les héritiers sont consentans et ne demandent qu’à s’acquitter, un délai de dix-huit mois à deux ans ne s’en écoulera pas moins avant que l’autorisation nécessaire soit accordée. Tant pis si l’infortuné pupille ne peut pendant ce temps-là subvenir à ses besoins les plus nécessaires. Son tuteur n’a cure de ces détails. Les héritiers sont-ils récalcitrans ou de mauvaise foi? Il peut se voir imposer avec eux une transaction onéreuse. Dans le cas contraire, il pourrait se voir imposer d’accepter malgré lui une succession qu’il jugerait onéreuse également, car il n’a pas plus le droit de refuser que celui d’accepter. S’agit-il d’une libéralité entre vifs? le principe est le même : le chiffre n’y fait rien, et c’est pure tolérance si une autorisation n’est pas exigée pour une souscription de vingt francs. Pour peu que la libéralité soit de quelque importance, il se verra rappeler en termes assez rognes qu’il ne peut ni accepter ni refuser les dons qui lui sont offerts sans y être dûment autorisé. Veut-il acquérir un immeuble ? En principe il n’en a pas le droit. Sa fortune doit être purement mobilière. Il sera dans l’obligation de démontrer que cet immeuble est nécessaire à la fin d’utilité générale qu’il poursuit. Et encore ne faut-il pas qu’il demande trop souvent cette autorisation, sinon il verra se dresser sur sa route le spectre de la mainmorte.

La mainmorte ! Quand beaucoup de Français prononcent ce nom, il semble qu’ils aperçoivent en même temps un fantôme, aux doigts crochus, dissimulé derrière un voile et prêt, si l’on n’y prend