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de mon âme, de tâcher de me conduire dans le monde avec circonspection et de ne pas faire parler de moi.

« …J’ai eu beaucoup d’invitations cette semaine… En revenant de soirée, je marche de long en large dans ma chambre, sans m’arrêter. Je n’ai ni appétit ni sommeil, et mon système nerveux est dans un état effroyable. »

Quand elle revint à Stockholm, c’était une vieille femme, ridée, fanée, les joues avachies, l’air absorbé et distrait. Elle conserva un rayon d’espoir pendant quelques mois, comprit enfin que la rupture était définitive, et commença à maigrir et à tousser. Rien ne l’intéressait plus, ni les gens ni les idées. Elle traîna ainsi jusqu’en février 1891, absorbée dans la contemplation de son malheur, et fut enlevée en quatre jours par un mal auquel les médecins ne virent pas de remède.

Le public n’aurait jamais soupçonné la vérité sans les instances qu’elle avait faites pour que sa triste histoire fût connue de tous. Dans les dernières années, elle aimait à dire qu’elle changerait de bon cœur avec la femme « la plus ordinaire, mais entourée d’êtres dont elle est la première affection. » Personne ne la croyait, ce qui la dépitait. Un seul homme l’avait devinée. M. Jonas Lie, l’éminent romancier norvégien, la compara un jour à une petite fille que la vie a comblée de tous les dons, de tous les succès, accablée d’honneurs et de distinctions, et qui continue à tendre la main d’un air de détresse : l’enfant a envie d’une orange, et, parce que personne ne songe à la lui donner, elle ne jouit pas du reste. Mme  Kovalevsky eut peine à retenir ses larmes à ce tableau fidèle de sa propre destinée. L’orange, c’était le foyer, les humbles devoirs et les joies intimes de la femme « seulement femme ». Il y a des jeunes filles qui s’en passent très bien ; que celles-là suivent en paix leur chemin vers l’indépendance et vers les jouissances austères du travail. D’autres, plus heureuses ou plus adroites que Mme  Kovalevsky, réussissent à attraper double part au « grand festin » ; ce sont les tricheuses, qui gagnent avec mauvais jeu, mais elles sont très rares, et il serait imprudent de les prendre pour modèles. L’histoire de la triste Sonia, écrite et publiée afin de se conformer à ses volontés, s’adresse, pour les avertir, à la foule des jeunes filles qui s’exposent aujourd’hui, sans le savoir, à perdre « l’orange », et qui en seraient ensuite inconsolables. On aurait pu donner pour épigraphe à la biographie de cette femme éminente le mot éloquent de Mme  de Staël : « La gloire, pour une femme, n’est jamais que le deuil éclatant du bonheur. »

Arvède Barine.