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tuelle se réalisent. Le mariage chrétien avait subordonné l’individualité de l’épouse à celle de l’époux. La femme n’avait le droit de se développer que dans le sens et la mesure où le chef de la communauté n’en recevait ni gêne ni ombrage. C’était le prix de la protection qu’elle trouvait au foyer conjugal, des lourdes charges qu’elle représentait. Le partage lui paraît aujourd’hui inégal et injuste. Je n’en sais rien ; il y a tant à peser des deux parts ; mais on ne saurait l’avertir trop haut qu’il lui faut choisir entre les avantages, quels qu’ils soient, de son sort présent, et ceux que lui vaudrait la victoire de l’idéal nouveau. Qu’elle se l’avoue ou non, son secret espoir est de retenir d’une main les biens anciens et de recevoir de l’autre les biens rêvés. C’est une illusion. Les hommes n’admettront jamais que la situation actuelle soit retournée. Ils seraient incapables de le supporter ; les uns en deviendraient fous, comme Vladimir, les autres s’enfuiraient, comme K***. Ils savent qu’égalité signifie presque toujours antagonisme, et ils veulent la paix à leur foyer, non la guerre. C’est pourquoi ils demandent à l’épouse d’être « seulement leur femme. »

Mme Kovalevsky était destinée à se tromper jusqu’au bout dans son combat pour la conquête du bonheur. À la Noël de 1888, lorsqu’elle vint assister à la séance de l’Institut où son mémoire devait être couronné, K*** se rendit à Paris dans le même dessein. Elle s’était fait une fête de l’avoir pour témoin de la consécration de son génie. Son désappointement fut terrible en s’apercevant qu’elle avait donné de ses mains le coup de grâce à son amour. « Elle était l’héroïne du jour, allait de fête en fête, écoutait des toasts et y répondait, faisait et recevait des visites du matin au soir, et n’avait presque pas une minute à consacrer à l’homme qui avait fait le voyage pour assister à son triomphe. » En la voyant si affairée, au moment même où il l’aurait voulue toute à lui, K*** se confirma dans la pensée qu’une savante, quoi qu’elle fasse, n’est plus tout à fait une femme. Il le laissa comprendre. Ce fut extraordinairement douloureux. Mme Kovalevsky écrivait à M. Mittag-Leffler : « Les lettres de félicitations pleuvent de tous les côtés, et moi, par une étrange ironie du sort, je ne me suis jamais sentie aussi malheureuse qu’en ce moment. Je suis malheureuse comme un chien. Je crois du reste que les chiens, par bonheur pour eux, ne peuvent pas être aussi malheureux que les gens, et surtout que les femmes.

« J’espère devenir plus sage avec le temps. Je ferai du moins tous mes efforts pour me remettre au travail et m’intéresser à des choses pratiques… Pour l’instant, la seule chose que je puisse faire est de garder mon chagrin pour moi, de le cacher au fond