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monie. Elle l’écoutait lui parler de sa femme et de ses enfans. Et elle pensait de son côté : — « Il a trouvé le vrai bonheur. Il n’est pas torturé par un désaccord intérieur. Il ne flotte pas entre des aspirations contraires. Il vit d’une vie simple, d’une seule pièce. »

Une tentative désespérée pour apaiser les besoins du cœur, sans leur sacrifier les prérogatives du cerveau, avait abouti à un échec cruel. Au commencement de 1888, Mme Kovalevsky eut le malheur de s’éprendre éperdument d’un Russe appelé K***. C’était un homme d’esprit et de mérite, très sensible au talent. Il admirait profondément sa compatriote, mais à peu près comme il aurait admiré un membre de l’Institut ; ses hommages s’adressaient à la grande mathématicienne plutôt qu’à la femme. Mme Kovalevsky lutta en désespérée pour lui faire oublier la savante. Ils vécurent dans les orages, dans les scènes de passion et de jalousie, les brouilles, les réconciliations, et elle s’aperçut avec horreur que son travail était vraiment entre eux. Son mémoire pour le prix Bordin n’était pas terminé, et K*** était dérangeant. Il lui demandait d’abandonner tout pour être sa femme, « seulement sa femme », et elle ne voulait pas, ne pouvait pas. En même temps, le refuser la tuait. Elle en est morte ; ne la raillons pas.

C’était forcé. Elle-même s’en rendait compte : « D’après sa propre explication, dit Mme Edgren-Leffler dans une page excellente, c’était la conséquence du dualisme de sa nature, qui lui faisait perpétuellement sentir le désaccord entre ses sentimens et ses pensées, entre le désir de se donner entièrement à l’être aimé, et le désir également fort de conserver intacte son indépendance. C’était la conséquence de ce dualisme éternel qui surgira inévitablement dans la vie de toute femme douée de facultés créatrices, quand l’amour manifestera sur elle sa puissance. Le caractère de Sophie compliquait encore la situation. Son affection était toujours jalouse et despotique ; elle exigeait de ceux qu’elle aimait un dévouement, une fusion avec elle-même, qui sont très rarement possibles quand il s’agit d’individualités aussi accusées, d’hommes aussi bien doués que celui qu’elle aimait. D’un autre côté, elle ne pouvait absolument pas se résoudre à briser sa vie, à renoncer à son activité et sa situation, — c’était ce qu’il exigeait d’elle, — et se réconcilier avec la pensée de n’être que sa femme. »

Le caractère de Sophie Kovalevsky était la conséquence de sa forte intelligence. Les hommes supérieurs sont presque toujours envahissans et absorbans. Il ne faut pas s’imaginer qu’il en sera autrement des femmes de l’avenir, si leurs rêves d’égalité intellec-