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genre que ces banals romans d’amour dont notre littérature est pleine et qu’elle méprisait de toute son âme. » Ce langage est celui d’une personne dangereusement imaginative, emportée par la passion de l’extraordinaire avec une furie qui lui mérite un peu d’indulgence. Soit dit en passant, il est curieux que si peu de femmes, même parmi celles qui se destinent à formuler la théorie des fonctions potentielles, échappent au désir d’être les héroïnes d’un roman quelconque. Molière l’avait remarqué lorsqu’il fit Armande.

On tiendra compte aussi à Mme  Kovalevsky de la crise violente et périlleuse que traverse depuis tantôt un demi-siècle la femme chrétienne. Sa fonction dans la société n’avait pas varié pendant dix-huit cents ans. D’une manière générale, et en négligeant les fluctuations passagères, sa position avait toujours été en s’améliorant ; la femme avait gagné en considération, en influence, en liberté ; mais sa fonction sociale était demeurée immuable : elle consistait exclusivement à être épouse et mère.

Cela ne suffit plus à nos filles. Je ne veux pas examiner ici leurs raisons, et si de nouvelles conditions économiques, des mœurs différentes leur imposaient d’élargir leurs horizons. Je me borne à constater qu’elles travaillent à se faire dans la société moderne une place autre que l’ancienne ; non pas plus haute, — c’est impossible, — mais ayant, pour ainsi dire, plus de portes ouvertes sur le champ de l’activité humaine. La science leur assure qu’elles peuvent conquérir de nouveaux domaines, que la nature le leur permet. Puisse la science ne pas se tromper, car elle ajouterait alors une grande ruine à toutes celles que nos âmes lui ont déjà dues dans notre siècle. Quoi qu’il en soit, une pareille révolution ne va pas sans de longs tâtonnemens et beaucoup d’erreurs, surtout quand le but à atteindre n’est pas nettement dessiné. La femme d’aujourd’hui ne sait pas, en somme, où elle va, ce que sera cette fonction nouvelle qu’elle ambitionne et qui nécessitera tout d’abord un autre idéal de famille. Elle entrevoit un avenir plus brillant, plus varié, et un allégement de souffrances pour les isolées, réduites à combattre seules dans la lutte pour l’existence. Le reste est encore obscur. Quel qu’il puisse être, si l’objet de la créature doit être l’épanouissement de tout ce qu’il y a de plus noble et de meilleur en elle, fût-ce parfois aux dépens de son bonheur, rien n’égalera jamais la femme que nous avions due au christianisme, modèle admirable qui a été depuis tant de siècles l’une des forces de la société civilisée, en même temps que son honneur et sa plus grande douceur.

Mme  Kovalevsky fut de celles qui cherchèrent en tâtonnant la voie nouvelle et qui se trompèrent. Elle l’a payé assez cher pour qu’on lui pardonne une escapade romanesque sans autres consé-

TOME CXXIII. — 1894. 24