Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/373

Cette page a été validée par deux contributeurs.

commençait à entrevoir. Son père la regardait encore comme une petite fille, et la mettait dans le coin lorsqu’elle n’avait pas été sage, qu’elle était prête à faire pis qu’Aniouta, le jour où les tyrannies sociales et la volonté de ses parens se trouveraient en opposition avec un de ses désirs.

Sur ces entrefaites, la famille Kroukovsky quitta la campagne pour aller passer un hiver à Pétersbourg. Je crois, sans en être sûr, que c’était à l’automne de 1867.

III

Le général Kroukovsky avait conduit ses filles dans la fournaise. La jeunesse féminine était alors en pleine révolte dans la Russie intelligente, et Pétersbourg était l’un des foyers de l’agitation. Nulle part les parens n’avaient échoué plus piteusement dans leurs efforts pour maintenir sous leur toit l’antique discipline.

La querelle était née de ce que la femme russe, sous l’influence de l’esprit nouveau, avait conçu un idéal de vie différent de celui que lui assignaient les vieux usages. De temps immémorial, on n’avait pensé en l’élevant qu’au mari à venir. Elle demanda tout à coup qu’on pensât aussi à elle-même. Il ne lui suffisait plus de posséder les grâces légères ou les capacités domestiques de sa mère et de sa grand’mère ; elle réclamait impérieusement les moyens de développer son intelligence et de fortifier son individualité. Inutile de lui objecter que la Russie n’était pas outillée pour l’instruction supérieure de son sexe. Elle avait sa réponse toute prête et sommait les siens de la laisser partir pour une université étrangère.

Il faut lui rendre cette justice, qu’elle n’agissait point sous une impulsion d’égoïsme, par tendresse ou admiration pour elle-même. Le mouvement féministe russe d’il y a un quart de siècle est le plus généreux qu’on ait encore vu. On y faisait étonnamment bon marché de son propre bonheur. Il allait de soi aux yeux de ces jeunes filles que l’individu doit se sacrifier aux intérêts supérieurs de la patrie et de l’humanité. Elles ne réclamaient qu’un seul droit, celui d’élargir le cercle de leur dévouement et de servir leur peuple, au lieu de confiner leur activité dans l’intérieur d’une famille : — « Apprendre, s’occuper, doubler ses forces afin de les mettre ensuite au service de la patrie, aimée par tous les Russes d’un amour si tendre et si enthousiaste ; aider le pays pendant la crise difficile qu’il traversait en passant des ténèbres à la lumière, de l’oppression à la liberté : telles étaient maintenant les aspirations de ces jeunes filles appartenant à la vieille noblesse