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sacerdoce dès l’heure de sa naissance, selon la coutume qui constituait alors le clergé russe en caste et assurait les cures aux fils ou aux gendres des titulaires. Alexis Philippovitch était un bon sujet, bien noté au séminaire, soumis et respectueux dans la maison paternelle. Pendant les vacances, le général Kroukovsky l’invitait à dîner aux fêtes de famille, et le jeune popovitch s’y tenait à sa place, au bas bout de la table, mangeant copieusement et ne disant mot. Il était le premier à sentir qu’il n’y avait rien de commun entre un barine et un rustre de son espèce, destiné à être un pope graisseux et besogneux, et à vivre la main tendue. Il n’avait du reste qu’à se regarder pour se rendre justice. C’était, dit Mme  Kovalevsky, « un grand garçon dégingandé, avec un long cou aux veines saillantes et un visage blafard, encadré de quelques rares cheveux d’un jaune roux. Il avait de grosses mains rouges, avec de larges ongles qui n’étaient pas toujours propres. Ses intonations vulgaires auraient suffi pour déceler ses origines. »

Or il arriva qu’Alexis Philippovitch fut atteint au séminaire de la contagion des idées nouvelles. Elles en firent du jour au lendemain un autre homme, tranchant et arrogant, qui portait la tête haute et se croyait le droit d’élever la voix devant n’importe qui, fût-ce un descendant de Mathias Corvin. Son premier acte de révolte fut de refuser la main d’une fille de pope, qui lui apportait en dot l’une des meilleures paroisses du gouvernement de Vitebsk. Le second fut de jeter la soutane aux orties et de s’en aller à Pétersbourg suivre les cours de sciences naturelles à l’Université. Il eut beau crever de faim, il s’entêta dans sa folie, et, aux vacances, il annonça à sa famille atterrée que l’homme descend du singe et qu’il n’a pas d’âme, mais des mouvemens réflexes.

Le pauvre Père Philippe, épouvanté, l’aspergea vainement d’eau bénite. Alexis Philippovitch refusa d’aller à Palibino manger en parasite un bon dîner et mit le comble à ses égaremens en se présentant au château pour « faire visite au général », ce qui était le traiter d’égal à égal. M. Kroukovsky flaira un nihiliste sous ces manières indécentes et résolut de donner une leçon à ce jeune insolent. Il lui fit répondre par un laquais « qu’il ne recevait les solliciteurs que le matin, à telle heure ». « Dis à ton maître, répliqua Alexis du ton d’un Mirabeau, que je ne mettrai plus les pieds dans sa maison. »

Le général avait à peine eu le temps de digérer cette parole incroyable, qu’il eut une bien autre surprise. La porte de son cabinet s’ouvrit, et Aniouta entra précipitamment, les joues empourprées, la voix haletante d’émotion : « Papa, pourquoi as-tu