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paix, jouer avec les petites filles, se passionner pour des questions telles que le rétablissement de l’Amou-Daria dans son ancien lit. Dans une enfance qu’attristait déjà le manque de tendresse, la vision obsédante de la mort de la tante Nadèjde demeura longtemps la principale révélation sur les réalités russes. Ce fut parmi toutes ces ombres, dans ces glaces, que grandit Mme Kovalevsky.

II

Si jamais famille parut à l’abri des idées nouvelles, c’est celle-là. Palibino était un endroit perdu, un point isolé dans les vastes espaces de la campagne russe. Le facteur y venait une fois la semaine. Les bruits du monde n’y arrivaient qu’au bout de longtemps, par bouffées, comme le son porté par les vents, et y mouraient aussitôt, tant ce lieu était sourd, inhospitalier à tout ce qui n’était pas sa routine séculaire. Quelquefois, à table, on se disputait bruyamment à propos d’un article de journal ou d’une découverte scientifique ; mais c’était uniquement pour tuer le temps, et sans penser un seul instant que la question en jeu, quelle qu’elle fût, pût jamais influer d’une manière quelconque sur l’existence d’un habitant de Palibino. Ils se sentaient tellement à part, au fond de leurs forêts, tellement étrangers au mouvement contemporain, que les événemens et les passions du reste du globe leur offraient tout juste le même genre d’intérêt que ce qui se passe dans la lune. Ils s’en amusaient un instant et les oubliaient, comme choses sans importance, puisqu’elles ne pouvaient jamais les toucher, ni de près, ni de loin. Nous parlons ici de la vieille génération, car la jeune, au contraire, guidée par un instinct plus juste, frémissait aux moindres échos répercutés dans ce désert. Elle entendait des bruits qui échappaient à tous les autres. Elle savait des nouvelles singulières, dont les gens graves n’avaient aucun soupçon et qui la jetaient dans de vives agitations : par exemple, que les enfans étaient maintenant brouillés avec leurs parens, dans toute la Russie, et qu’il ne pouvait en être autrement.

« On peut dire, écrit Mme Kovalevsky, que dans la période de temps comprise entre 1860 et 1870, toutes les classes intelligentes de la société russe ne furent occupées que d’une seule chose : la discorde domestique entre les vieux et les jeunes. Quelle est la famille noble à propos de laquelle on n’entendît pas faire toujours la même question, et répondre non moins invariablement : Les parens sont brouillés avec les enfans. Et jamais les querelles n’avaient été causées par des questions matérielles. Elles étaient