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témoin le plus confident de ses luttes de dire son histoire à tous et à toutes, et il s’est trouvé que tant de gloire, tant d’hommages, ne recouvrait que de la cendre et des larmes, des déceptions et des désespoirs. « J’ai eu tout dans la vie, disait-elle, tout, excepté ce qui m’était indispensable. » Elle ajoutait : « Quelque autre créature humaine aura reçu en partage le bonheur que j’avais toujours souhaité pour moi et dont j’avais toujours rêvé. Il faut que la distribution se fasse mal au grand festin de la vie, car tous les convives prennent les parts des autres. »

Cet « indispensable » qu’elle n’avait jamais eu, c’était la vie du cœur, soit qu’elle se fût en effet trompée de part, sans le vouloir, et parce qu’il est de notre destin de tâtonner toujours à l’aveuglette ; soit que l’erreur dont elle a souffert jusqu’à en mourir ait été de prétendre à double part au « grand festin ».

I

D’après ses Souvenirs d’enfance[1], Sophie Kovalevsky avait été la « pas-aimée » dès son entrée dans le monde. Elle avait eu le malheur de naître mal à propos. C’était à Moscou, en 1850. Son père, le général Kroukovsky, était rentré chez lui ayant fait de grosses pertes au jeu ; il avait fallu mettre en gage les diamans de sa femme. Sophie vint au jour quelques heures après, et son arrivée fut trouvée importune. Sa bonne, sa niania ne se lassait pas de raconter aux autres domestiques, d’un ton froissé, combien Sonia avait été mal reçue : « La barinia n’avait pas seulement voulu la regarder. » L’enfant écoutait ces indiscrètes confidences. « Cela décida de mon caractère, disent les Souvenirs. Je devins de plus en plus sauvage et concentrée. »

Peut-être s’exagérait-elle l’indifférence de ses parens, mais elle avait le droit de s’y tromper. Les Kroukovsky étaient de sang très noble ; ils descendaient de Mathias Corvin, roi de Hongrie. Ils élevèrent leurs enfans, — deux filles et un garçon, — selon l’ancienne tradition aristocratique, c’est-à-dire de très haut et de très loin. C’était un événement pour les petits d’apercevoir leur père. Aux occasions solennelles, quand le général Kroukovsky avait revêtu son uniforme chamarré et que sa poitrine resplendissait de croix et de crachats, on amenait ses enfans le contempler. Il se laissait admirer, comme une idole ou comme le bœuf-gras, et partait avec la conscience d’avoir rempli ses devoirs de chef de famille. En toute autre circonstance il était invisible et inacces-

  1. Vospominania Dètsva, publiés dans le Vèstnik Evropy de juillet et août 1890.