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quand il se permet quelque écart ; il ne pouvait se douter vers quelles mésaventures couraient le chef soudanais Ahmadou et Behanzin, le roi du Dahomey; mais la servitude, dans laquelle les Anglais tiennent le sultan de Zanzibar, a éclairé son expérience. Il a l’intuition de ce fait capital de l’histoire contemporaine de l’Afrique : la substitution des gouvernemens européens aux pouvoirs indigènes. L’ère des despotes se clôt; l’Europe leur ménage des loisirs, ou les envoie en villégiature. Elle en fait des « rois fainéans ou des rois en exil ».

Pour retarder le moment fatal, Mouanga a cherché à fermer son royaume aux élémens étrangers. Il n’a pas osé expulser les Arabes, ni les missionnaires protestans et catholiques, déjà établis dans le pays à son avènement. Mais, par d’atroces supplices, il a voulu s’opposer au progrès du christianisme. Par son ordre, on ficelait les Wagandas convertis, au milieu de fagots que les bourreaux allumaient du côté des pieds des victimes pour prolonger leurs souffrances, si bien que, sans métaphore, elles brûlaient à petit feu.

Ces actes barbares n’ont cependant pas entravé le développement de trois partis politiques et religieux : les arabes-musulmans, les anglo-protestans, les franco-catholiques.

Des Arabes, venant par lentes étapes de la côte orientale, pénétrèrent dans l’Ouganda entre 1850 et 1860, et s’imposèrent facilement. Le nègre admire naturellement l’Arabe : il travaille à imiter la dignité de ses manières et l’élégance de son costume, et cherche à le singer dans ses habitudes. L’explorateur Paul Reichard rapporte que, pendant cinq ans et demi de séjour en Afrique, il n’a jamais vu les nègres, en contact avec les Arabes, manger de viande de sanglier: non qu’ils ne la goûtent pas, mais pour suivre l’exemple de ces maîtres en civilité, qui ont coutume de s’en abstenir[1]. Les Arabes ont encore grandi dans l’opinion des Wagandas[2] en les initiant à une civilisation supérieure. Avant leur arrivée, les Wagandas s’asseyaient à terre et s’habillaient de vêtemens gracieux, mais fragiles, en tissus d’écorces. Les Arabes leur ont apporté des meubles et des étoffes de coton. Ils leur ont rendu l’immense service de substituer dans les transactions commerciales l’usage de la monnaie au mode primitif de l’échange. Depuis longtemps, les petits coquillages appelés cauris étaient connus dans l’Ouganda. Ils servaient à l’ornement des coiffures. Les Arabes suggérèrent aux habitans l’idée de les

  1. Paul Reichard, Dr Emin-Pascha. Ein Vorkœmpfer der Kultur im Innern Afrikas. Un vol. in-8o, Berlin, 1890, p. 46.
  2. Les habitans de l’Ouganda se nomment Waganda et parlent le Kiganda.