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la régularité périodique d’une force naturelle. Dans aucune région d’Afrique le tableau traditionnel de la caravane d’esclaves enchaînés, parcourant trente kilomètres par jour sous un ciel de feu avec des coups de fouet tout le long de la route et, le soir, au campement, une poignée de grains pour réconfort, n’a été plus véridique que dans la province équatoriale. Malgré les efforts de Gordon et d’Emin, « ces deux apôtres de la civilisation », pour atténuer les ravages de la traite, les indigènes étaient loin d’avoir recouvré le repos. Les détestables procédés des marchands d’esclaves ont été continués par les chefs de postes égyptiens, qui avaient précisément pour mission de les faire cesser. L’enquête à laquelle Emin s’est livré dans le district de Rohl en 1881 a démontré que les chefs des postes d’Ajak, Rumbek, Boufi exigeaient sans relâche des indigènes bestiaux, huile de sésame et d’arachide, miel, grains, et enlevaient les femmes de force pour se composer des harems. Cependant une pareille oppression ne provoqua pas de soulèvement général. Non pas que jamais traitant ou soldat égyptien n’ait été massacré, mais ces violences avaient le plus souvent un caractère de vengeance privée. Des populations, si patientes sous un régime tyrannique, seraient vraisemblablement conquises facilement par la modération et la justice.

Elles ont d’autre part presque toujours fait bon accueil aux hommes blancs. Le Russe W. Junker a voyagé pendant six ans dans l’Equatoria et le Bahr-el-Ghazal. Quelques porteurs seulement l’accompagnaient, il n’a pourtant jamais été inquiété. Quand Emin parcourait sa province, les chefs indigènes ne manquaient jamais de venir le saluer. Sans doute ces hommages s’adressaient surtout au gouverneur et l’intérêt les dictait : une partie allait cependant aussi à l’homme privé. Le seul explorateur qui ait été victime des indigènes de ce pays est le Hollandais J.-M. Schuver. Il fut assassiné le 23 août 1883 par les Denqa. Mais, à cette époque, tout le Soudan frémissait sous le souffle du mahdisme. Malgré l’avis de personnes expérimentées, Schuver s’engagea seul parmi les Denqa, qui participaient à l’agitation générale. Son imprudence le perdit.

L’organisation politique des indigènes les rend enfin incapables d’une résistance victorieuse. Le mot « province équatoriale » est une expression de la langue administrative. Il n’implique aucune idée de nationalité. L’Equatoria est habitée non par un peuple, mais par un certain nombre de tribus : Denqa, Madi, Bari, Lango, Oumiro, inaptes à s’entendre contre un ennemi commun. Ces divisions se présentent dans toute l’Afrique équatoriale. N’est-il