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peut pas seul expliquer l’apparente inaction du feld-maréchal. Son armée était divisée, mal postée, ses troupes, ses bagages disséminés dans diverses directions; l’issue d’une bataille engagée dans de telles conditions restait au moins douteuse. Quel effort ne pouvait-on pas attendre de la colère et de la douleur des soldats français ! Montecuccoli se contenta de garder par quelques postes les issues de Sasbach, et de laisser sa cavalerie en bataille. Tandis que par une canonnade assez nourrie il retenait l’attention de ses adversaires, il achevait la concentration de ses troupes. Sur le soir même, il fit une courte marche en retraite, et, se rapprochant des montagnes, recueillit les derniers détachemens du corps de Caprara. Par d’autres moyens qu’un combat hâtivement engagé, avec moins d’éclat, mais plus sûrement, le lieutenant de l’Empereur comptait bien arriver à son but : s’assurer l’usage du pont de Kehl, rejeter les Français au delà du Rhin, reporter la guerre en Alsace.

Avant de reprendre entre les deux armées, la lutte commença entre les deux lieutenans généraux de l’armée française. Le plus ancien, le seul valide d’ailleurs, était M. de Lorges, le neveu de Turenne, officier de mérite et d’expérience, aussi modeste que brave. Occupé à placer les troupes, on eut quelque peine à le trouver ; le premier moment fut terrible ; il ne se sentait pas moins accablé par la douleur que par le poids de la responsabilité; mais il fut promptement délivré de ce souci. Tout blessé et porté dans sa chaise, M. de Vaubrun accourait et réclamait le commandement; moins ancien que Lorges[1], il soutenait qu’en vertu du « roulement » créé par les ordonnances il devait partager le commandement avec son ancien, alterner avec lui, faire le service de jour, comme si le général en chef n’avait pas disparu. La discussion fut violente : homme de métier, très vaillant, Vaubrun était d’humeur hautaine et jalouse; Lorges, croyant avoir le bon droit pour lui, se rebiffait et sortait des gonds. Cette querelle indécente, engagée presque en vue du cadavre de Turenne, continuait avec fracas en présence des troupes, soulevait une indignation bruyante qui contrastait avec l’impassibilité de l’ennemi : « Lâchez la Pie[2], criaient les soldats; celle-là saura bien nous conduire à la victoire. » Enfin les deux rivaux, ne pourrait-on pas dire les frères ennemis, tombèrent d’accord sur un point; tous deux reconnurent qu’il fallait faire repasser le Rhin à l’armée. Assurément, dans une situation si confuse, il n’y avait pas d’autre parti à prendre.

  1. Vaubrun n’était lieutenant général que du 13 février 1674 ; Lorges avait obtenu son grade le 15avril 1672 et devint maréchal de France le 21 février 1676.
  2. La jument favorite de Turenne.