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mit fin à cette rêverie : « Monsieur, on tire sur vous. — Allons nous-en, répond le maréchal ; je ne veux pas être tué aujourd’hui. » Et il recula pour se garer des balles et des boulets, et aussi pour chercher un peu d’ombre ; midi était passé, et le soleil était brûlant; un gros arbre donna l’abri de ses branches; Turenne s’amusa à y faire grimper un soldat ainsi placé en vigie.

Survint Saint-Hilaire, lieutenant général de l’artillerie : « Vous plairait-il, Monseigneur, venir voir l’emplacement où je vais mettre en batterie? mes pièces me suivent. » Et Turenne rebroussa chemin. À ce moment, l’artillerie impériale envoyait une volée. Le bras déjà étendu de Saint-Hilaire fut emporté; Turenne, frappé en plein corps, roula dans les jambes de son cheval, « ouvrit deux fois la bouche et les yeux fort grands, et demeura tranquille pour jamais[1]. » Le corps fut déposé d’abord au pied de l’arbre qui venait d’abriter le héros vivant Il y a trente ans, on montrait encore un tronc desséché qui s’appelait l’arbre de Turenne, tout près de la pyramide élevée à l’endroit où le héros est tombé. Ce coin de terre appartient à la France. </ref>, puis porté à la chapelle Saint-Nicolas. Le prêtre à qui le maréchal avait parlé le matin achevait de réciter ses oraisons.

Turenne tombait au moment où la victoire allait encore une fois couronner ses cheveux blancs, dans toute la puissance et toute l’audace de son génie, dans le plus vif éclat de sa gloire et comme dans une sorte d’apothéose, élevé sur un tertre d’où sa vue embrasse l’Alsace qu’il vient encore de sauver, le visage tourné vers la France, que son épée sert depuis cinquante ans, le dos à la Forêt-Noire qu’il a maintes fois franchie victorieusement, tenant à ses pieds l’ennemi qu’il vient enfin de saisir. Il n’y a guère d’exemples d’une bataille aussi soudainement et complètement suspendue par la mort d’un homme. Privés de leur chef, le roi Gustave, tué au milieu de l’action, les Suédois avaient remporté la victoire à Lutzen. Le 27 juillet 1675, tout s’arrête avec la pensée de Turenne ; les deux armées opposées semblent plongées dans la stupeur ; le canon continue de gronder, aucune troupe ne bouge.

Montecuccoli fut dès premiers informés, peut-être même avant Lorges; on assure qu’un chirurgien, traversant les lignes au galop, lui avait aussitôt porté la nouvelle. Il l’accueillit avec une gravité émue et respectueuse : « Messieurs, dit-il en se retournant vers ses officiers, il vient de mourir un homme qui faisait honneur à l’homme[2]. » Mais le respect pour la mémoire d’un héros ne

  1. Lettres de Sévigné.
  2. Nous reproduisons une version accréditée par tous les contemporains.