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qu’on doute un instant de lui ? Il croit pouvoir risquer quelques observations : le terrain n’est pas favorable ; au moins conviendrait-il de laisser souffler les chevaux, d’attendre que la cavalerie fraîche ait gagné du terrain, que le mouvement tournant de la droite se soit plus accentué…

Il est des momens où les minutes semblent des siècles à celui qui croit saisir la victoire. Condé ne s’appartient plus ; il n’entrevoit que le but qui se rapproche et dont rien ne saurait le détourner ; il oublie l’homme, l’ami. D’un geste, il arrête Fourilles : « Je sais, Monsieur, que vous aimez mieux raisonner que combattre ; mais je n’ai pas le temps de vous entendre, et je vous donne l’ordre de charger. » — Une demi-heure plus tard, on rapportait Fourilles percé de coups : « Je sais que mon compte est réglé, dit-il à un de ses amis en lui serrant la main ; ce que je demande à Dieu, c’est de vivre encore quelques heures pour voir comment ce b… là pourra se tirer du pétrin où il s’est mis[1]. » — La mort de ce brave homme, tombant sous le coup d’une apostrophe cruelle, jette une ombre sur la gloire de Condé.

Les escadrons conduits par Fourilles, enveloppés, fusillés, ramenés, perdirent beaucoup de monde ; mais au prix de leur sang ils avaient ouvert le chemin à M. le Prince, qui, reprenant la charge, enfonce tout devant lui. Il va couper les communications entre l’armée de Hollande et l’armée impériale. L’infanterie hollandaise se sacrifie pour lui barrer le passage ; la légende veut que le régiment des gardes du prince d’Orange y soit resté tout entier.

D’autre part, Luxembourg, déployant toutes les brigades de cavalerie légère, s’étend au loin vers la droite, disperse trois bataillons qui gardaient les équipages, s’empare de toutes les voitures et achève son mouvement tournant. Le Prieuré est occupé par l’infanterie française. Les troupes des États et celles d’Espagne, réduites en nombre, abandonnant blessés, prisonniers, équipages, traversent les défilés en désordre, changent de direction et marchent sur Fayt.

Au loin derrière ce village, on peut voir des armes qui reluisent dans les bois, observer des masses qui s’agitent. Rien n’échappe à l’œil de M. le Prince, qui prépare ses ordres en silence.

  1. Transporté à Charleroy, Fourilles vécut encore douze jours. — Les Fourilles étaient, de père en fils, aux Gardes françaises ; le frère aîné avait commandé le régiment comme lieutenant-colonel. Par exception, Jean-Jacques Chauméjean, chevalier de Fourilles, servait dans la cavalerie, étant entré comme cornette au régiment d’Harcourt en 16 45 . Depuis, il fit campagne chaque année ; la paix le trouva mestre de camp. Il suivit plus tard Coligny en Hongrie. En 1668, il inaugura les fonctions auxquelles l’appelait la confiance bien placée du Roi avec le titre de « visiteur » de la cavalerie. Mestre de camp général en 1670, lieutenant général du mois de février 1674.