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Ce jeu dura deux mois. Turenne avait réussi à rendre la vie difficile à son adversaire.

Après le 20 juillet, la partie s’échauffe. Séparé de son aile gauche[1], manquant de vivres, resserré, menacé d’une sorte de blocus, Montecuccoli doit gagner une bataille ou repasser la Forêt-Noire. Turenne ne permettra pas au feld-maréchal de se retirer en Souabe, d’y transporter le théâtre de la guerre, sans essayer de lui enlever pied ou aile, peut-être de lui infliger une véritable défaite. Comme il dit en sa forme originale, « les armées sont en estat de voir continuellement des actions[2] ; » chacun en a le sentiment. Les lieutenans du maréchal, ses moindres officiers, les soldats, redoublent d’activité et de vaillance[3]. A des indices certains, Turenne juge que Montecuccoli va marcher ou marche vers les montagnes. Il essaiera de le prévenir; mais les mouvemens ne peuvent pas être simples, et les marches seront tortueuses.

Ce pays si plat, où rien ne semble devoir arrêter la vue ni gêner les mouvemens, est un pays de chicane, de surprises et d’embuscades ; impossible d’y cheminer en ligne droite ; les eaux s’étalent, forment des marais, se subdivisent en ruisseaux, en filets ; partout des bois, souvent de grande surface; il faut chercher les passages, marcher à tâtons; les partis sont aux mains avant de s’être reconnus. Il faut aussi multiplier les postes pour garder les gués, ponts, défilés : « On a tant de postes différens à quoy la nécessité oblige[4]. » L’embarras est grand; que de vigilance, que de calculs pour assurer la sécurité des mouvemens sans trop réduire les forces actives! Et la pluie tombe toujours.

Le 23 juillet, Turenne quitte Freistett avec Vaubrun et un premier échelon. Laissant au bord du Rhin un dépôt bien retranché, M. de Lorges amènera le reste des troupes dès que le général en chef sera fixé sur la direction qu’il veut donner aux opérations. Il faut faire un détour, aller au sud-est, traverser la Rench à Wagshurst. Du Plessis, qui gardait ce passage, vient d’être attaqué; donc l’ennemi remue, dégage sa route. Mais d’où vient-il? du nord-ouest ou du sud-est? Est-ce un parti envoyé par Montecuccoli ou par Caprara?

Turenne observe. Tandis qu’il rallie son second échelon et que les reconnaissances se meuvent, Vaubrun passe la Rench,

  1. Caprara à Offembourg.
  2. Turenne à Louvois ; camp de Gamshiirst, 23 juillet 1675.
  3. Valigny, simple cavalier, étant à la petite guerre avec deux cents de ses camarades armés de mousquetons, se met à leur tête, se retranche dans une vaste maison et défend le gué de la Holchenbach contre un ennemi dix fois plus nombreux, jusqu’à ce que le comte de Lorges vienne le dégager (29 juin). Il reçut le lendemain une commission de lieutenant. (Lettres de Turenne.)
  4. Turenne à Louvois ; camp de Gamshurst, 25 juillet 1675.