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faut compter et qui n’existaient pas pendant ces dernières années : l’une est l’opinion, l’autre est le Khédive. Les Anglais en témoignent quelque embarras. Ils nient volontiers ce qu’il y a de sérieux et de respectable dans le progrès de l’opinion indigène, mais de plus en plus ils sont obligés de la ménager. Le jour viendra sans doute où H faudra y céder. Quant au Khédive, ils n’ont rien négligé pour le déconsidérer aux yeux de l’Europe. Ils l’ont présenté comme un jeune homme étourdi et léger, et se sont appliqués à faire entrer dans les esprits l’idée qu’il finirait mal : ils se chargeraient volontiers de réaliser ces pronostics. L’Europe, il faut le dire, est assez indifférente à ce qui se passe en Égypte, à l’exception pourtant de deux puissances qui ne sauraient jamais s’en désintéresser, et qui sont la Porte Ottomane et la France. Toute la question est de savoir ce que, dans certaines éventualités, feraient ces deux puissances. Il semble que la Porte Ottomane ait tenu à l’indiquer à propos du dernier incident. Le gouvernement anglais, enchanté et peut-être un peu étonné de son succès, a fait pleuvoir sur ses agens et ses sous-agens des décorations et des avancemens de faveur : il a voulu jusqu’au bout désobliger et humilier le Khédive, en donnant à des fonctionnaires qui sont censés être sous ses ordres des récompenses pour une victoire remportée sur lui. Aussitôt, le sultan a envoyé à Abbas-Pacha les marques les plus éclatantes de sa satisfaction. Il lui a conféré un de ses ordres les plus élevés, et lui a fait don d’un palais sur le Bosphore. Qu’est-ce que cela veut dire, sinon qu’Abbas-Pacha ne serait pas, à l’occasion, abandonné par son suzerain ? Nous aimons à croire qu’il ne le serait pas non plus par la France, car elle est garante de l’exécution des firmans qui confèrent au Khédive des droits en même temps que des devoirs. Elle a en main le recueil des traités qui établissent la situation internationale de la vallée du Nil. Elle y a aussi les engagemens pris directement envers elle par l’Angleterre. Si celle-ci a pu croire que l’indifférence de l’Europe à l’égard de l’Égypte s’étendait à la Porte et à la France, elle s’est trompée. Le question n’est pas close. Il y a des puissances qui ont intérêt à ne pas laisser prescrire les droits du Khédive, et qui, instruites par l’expérience, ne renouvelleraient certainement pas les fautes du passé.

FRANCIS CHARMES.

Le Directeur-gérant,

F. BRUNETIERE.