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indiscipliné et indisciplinable. L’opinion européenne a été trompée avec une insigne mauvaise foi sur le caractère de l’incident et sur la responsabilité du Khédive. Quant à celui-ci, en attendant mieux, on a voulu l’humilier, et c’est ici que le ministère Riaz est entré en scène. Abbas-Pacha avait pris soin d’adresser à ses ministres une longue dépêche pour leur exposer avec une grande exactitude comment les choses s’étaient passées. Prévoyant les suites possibles de l’affaire, il leur indiquait l’attitude qu’ils devaient adopter, le langage qu’ils devaient tenir, les démarches qu’ils devaient faire pour le couvrir et le défendre. Le devoir du gouvernement, même en l’absence d’ordres, aurait été d’adopter cette attitude et de tenir ce langage. Mais, entre une feuille de papier qui contenait les instructions du Khédive et lord Cromer en courroux, Riaz n’a pas hésité. Ne tenant aucun compte du télégramme qu’il avait entre les mains, il a tout remis à la discrétion de l’agent britannique. Que fallait-il faire pour l’apaiser? Lord Cromer a dicté ses conditions. Il fallait que le Khédive disgraciât Maher-Pacha, sous -secrétaire d’État à la guerre, qui jouissait de toute sa confiance et la méritait, et de plus que, dans une proclamation à l’armée, il déclarât n’avoir que des éloges à lui faire et des encouragemens à lui donner. Riaz-Pacha, effrayé, a télégraphié au Khédive de revenir au Caire. Il s’est précipité au-devant de lui, l’a ému par la terreur qu’il manifestait lui-même et qu’il éprouvait réellement, a réussi à l’intimider, l’a amené à sacrifier avec douleur Maher-Pacha et finalement à signer la proclamation exigée. Le malheureux Khédive était livré.

Mais il ne l’a pas pardonné à ses ministres, et l’opinion publique, profondément émue par le dénouement de cette affaire, s’est tournée contre eux avec indignation. A partir de ce jour, ils étaient perdus. Lord Cromer lui-même n’aurait pas pu les sauver. Du reste, il n’y pensait pas, bien au contraire : lorsqu’on a faussé ou brisé un instrument par un emploi trop énergique, on en jette les morceaux désormais inutiles et on en cherche un autre. C’est ce qui est arrivé au Caire. Lord Cromer craignait d’ailleurs que le repentir de Riaz ne le mit trop complètement dans la dépendance du Khédive. Riaz est donc tombé et Nubar lui a succédé. Que fera celui-ci? On dit que son ministère est un ministère de conciliation, parce qu’il y a fait entrer les élémens les plus hétérogènes et les plus disparates. On y voit côte à côte Moustapha-Pacha-Fhémy et Fakhry-Pacha, un certain nombre de non valeurs, et même quelques hommes de mérite tels que Boutros-Pacha, ministre des affaires étrangères, et Mazloum-Pacha, ministre des finances : au total, mélange bizarre qui ne prend de caractère que par la présence de Nubar. Encore ce caractère n’est-il pas jusqu’ici bien nettement tranché.

Nous avons donné ces détails parce qu’ils sont peu ou mal connus, et qu’ils sont de nature à faire bien comprendre la situation actuelle de l’Égypte. Il y a aujourd’hui en Égypte deux forces avec lesquelles il