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et se distribuer leurs rôles de fées : « Tu seras la Dryade... Toi y tu seras la nymphe bocagère... » Les voix s’égaient et rient, mais sous les voix il suffit d’un arpège de flûte pour ouvrir la sereine perspective de la nuit, des gazons et des bois.

À cette sérénité des choses, tous finissent par se laisser gagner. Au clair de lune, dans le parc royal, devant le chêne hanté, le petit amoureux arrive le premier au rendez-vous général. Sous la futaie bleuâtre sonne le cor des gardes-chasse. Après toute la gaîté du jour, voici toute la douceur de la nuit. Et l’enfant, pénétré par la beauté de l’heure, chante plus longuement, plus lentement aussi qu’il n’a jamais chanté. Que ne peut-il le chanter en italien, le divin sonnet, que trahit, hélas! toute traduction, excepté la traduction musicale. Je ne connais pas une ligne de chant plus pure que celle-ci, pas une mélodie où de chaque note s’exhale plus de poésie et d’amour. Elle va, sans jamais se répéter, suivant sa courbe exquise ; au-dessous d’elle se groupent des échos qu’elle éveille et qui l’environnent mollement. Puis un contre-chant timide lui répond. Ne se sentant plus seule, comme dit à peu près le sonnet italien, elle vibre de joie en un mystérieux accord. Alors les notes s’unissent comme les lèvres dont elles chantent le désir. « Bocca baciata non perde ventura! — Bouche baisée ne perd plus le bonheur! » c’est la devise et pour ainsi dire le mot d’ordre d’amour que dans leurs rencontres précédentes Nannette et Fenton avaient coutume de se renvoyer. Ils l’échangent encore ici, et l’orchestre, qui d’habitude se taisait pour les écouter, les accompagne cette fois et les jette aux bras l’un de l’autre.

Puis la mystification commence. Autour de Falstaff épeuré se déploie une féerie musicale dont seraient jaloux le Weber d’Obéron et le Mendelssohn du Songe d’une nuit d’été. Il faudrait ici tout citer : le lointain appel de Nannette, où la voix forme avec l’orchestre de si fins, de si nouveaux accords ; la canzone elle-même, pour laquelle on épuiserait en vain toutes les subtilités du vocabulaire shakspearien; les cadences ralenties, aux douceurs de velours, et les terminaisons à dessein retardées, comme si les voix ne pouvaient se résigner à mourir.

Enfin la comédie reprend ses droits. « Apothéose ! » s’écrie Falstaff berné, battu et content; et une fugue étonnante, aux dix parties réelles, aux basses solides et profondes, à la somptueuse sonorité italienne, achève le chef-d’œuvre dans les transports d’une copieuse joie.

C’est fini, et il nous semble n’avoir rien dit encore, surtout n’avoir pas touché le fond ni surpris l’essence de cette musique. Toute l’étude technique en resterait à faire ; il en faudrait analyser la forme pure : les trésors d’harmonie, la qualité mélodique, le détail des rythmes, le coloris instrumental. On pourrait à propos de Falstaff écrire un