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pensent ou feignent de penser aujourd’hui l’art maussade et la littérature morose, la Joie est l’une des deux faces du monde. Cette joie, les plus sérieux, les plus sombres même, Shakspeare, Corneille, Racine, Beethoven, ont voulu la connaître et l’exprimer. A quatre-vingts ans, le génie tragique de Verdi l’a souhaitée à son tour, la gioia bella, comme l’appelait Mozart, un de ceux qui l’ont le plus aimée. On se demandait comment il allait la ressentir et la comprendre; on le sait à présent. Cette joie d’abord est simple. Elle n’a rien de commun avec la joie en quelque sorte métaphysique d’un Beethoven, par exemple, dans le finale de la Symphonie avec chœurs. Ce n’est pas non plus, oh ! non, la joie chargée d’arrière -pensée s, d’intentions et de symboles, la joie compliquée, souvent épaisse et pesamment germanique des Maîtres-Chanteurs. C’est la joie de la jeunesse, la joie de ces enfans auxquels il faut être semblable pour entrer dans le royaume de l’esprit aussi bien que dans le royaume de l’âme. Cette joie, de plus, est bonne. Faite de gaîté et de malice, elle est faite aussi de bienveillance et de bonhomie. Elle ignore l’ironie et l’amertume. Le rire de Falstaff éclate aussi large que celui de la Servante maîtresse, mais plus indulgent. Si, d’autre part, il sonne aussi clair que celui du Barbier de Séville, il sonne souvent avec plus de finesse encore et de distinction. Comparez à cet égard le finale du panier dans Falstaff et le fameux finale du Barbier : celui-ci, qui reste admirable, est admirable tout d’une pièce ; la beauté pour ainsi dire en paraît sommaire et sans nuances, auprès des exquises délicatesses et de l’élégance princière de Verdi. Enfin cette joie est poétique et tendre. Ni le sentiment de la nature ni l’amour n’en sont absens. L’esprit du Barbier est un esprit de sécheresse et d’intrigue ; Rossini n’a fait de Lindor qu’un galant et de Rosine qu’une coquette. Mais Verdi parmi les grelots de sa comédie a mêlé des clochettes d’or, qui parfois entre deux éclats de rire donnent des notes profondes et qui touchent le cœur.

Comme le livret d’Otello, le livret de Falstaff est l’œuvre de M. Arrigo Boito. Une seconde fois, avec le même talent, le même respect et le même amour, M. Boito a traduit Shakspeare pour Verdi. J’admire ce musicien-poète qui ne veut plus être que l’intermédiaire entre un poète et un musicien plus grands que lui. Il est vrai que s’inspirer de Shakspeare pour inspirer Verdi n’est point une tâche ordinaire, et l’accomplir ainsi n’est pas un médiocre honneur. Honneur moral, car tant de modestie, tant de désintéressement est rare ; honneur esthétique aussi, peu de créations personnelles pouvant être plus enviables qu’une aussi glorieuse entremise. M. Boito a condensé la fameuse comédie des Joyeuses Commères de Windsor. Il en a simplifié l’intrigue et tressé les fils épars. Quant au type de Falstaff, il l’a complété par quelques traits empruntés au personnage tel qu’il figure non plus dans les Commères, mais dans Henri IV. Ainsi le poème italien, s’il