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éternellement sur la politique sans jamais en faire ? C’était trop lui demander. Il y a des désirs vivaces qui ressemblent à ces branches gourmandes qu’on coupe ou brûle en vain, elles repoussent sans cesse et c’est là que monte la sève. Il n’avait pu forcer l’entrée du Corps législatif ; il devait renoncer aux succès de tribune et à se faire une des premières places parmi les chefs de l’opposition militante, qui étaient, à la vérité, des généraux sans soldats. Le suffrage universel lui avait tenu rigueur, il désespérait de le fléchir. Désormais il n’avait plus qu’un parti à prendre ; il fallait s’adresser au prince qu’il avait si vivement attaqué et lui dire : « Oubliez tout le mal que j’ai dit de vous, appelez-moi dans vos conseils, et je vous servirai fidèlement. » Il était certain d’avance de l’accueil qui lui serait fait. Lorsque, au lendemain de sa réception à l’Académie, il avait été présenté à l’empereur par M. Guizot, Napoléon III lui avait dit : « Je regrette qu’un écrivain si distingué ne soit pas de nos amis. » Il savait que la conversion d’un seul pécheur causait plus de joie aux Tuileries que la persévérance d’un grand nombre de justes ; que le souverain avait de tendres complaisances pour les ralliés, qu’il allait au-devant de leurs désirs, que son ironie comme sa générosité y trouvait son compte.

Prevost-Paradol avait le droit de se dire qu’au surplus, en se prêtant à « l’essai loyal », il n’abjurait aucun de ses principes, que l’empereur converti subitement aux idées libérales était un maître qu’il pouvait servir sans se déshonorer. Aussi bien tout le monde se ralliait. Fallait-il bouder éternellement et se contenter à jamais du maigre plaisir qu’on peut éprouver à se savoir applaudi « par quelque cinq cents personnes » ? Il sentait cependant la gravité de sa démarche. Il n’en est pas de plus grave pour un homme d’honneur que de se réconcilier du jour au lendemain avec un ennemi puissant. Cela fournit une riche matière à la médisance des jaloux et des gloseurs. M. Gréard prétend qu’après tout Prevost-Paradol n’avait jamais été « un irréconciliable ». Comment donc faut-il haïr pour mériter le nom d’irréconciliable ennemi ? À la haine pour le régime il avait joint le mépris pour l’homme et mêlé parfois les injures aux épigrammes. Il est dur de solliciter les grâces d’un souverain qu’on a traité de palefrenier.

Mais il est des tentations et des entraînemens auxquels on ne résiste pas, des dégoûts plus forts que tout scrupule et des maladies de la volonté qu’il faut guérir à tout prix. Cet incomparable journaliste en avait assez de son métier de politique consultant. Il avait pris son écritoire en horreur, et il disait lui-même que sa plume lui pesait, qu’il ne pouvait plus la sentir entre’ ses doigts sans éprouver littéralement des nausées. « Nous revenions ensemble, lui et moi, d’une séance de la commission de décentralisation, a raconté M. Maxime Du Camp, nous étions dans la grande allée centrale des Tuileries, d’où l’on