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son talent : « Quelle volupté décompter et de peser ses mots, d’enfoncer délicatement l’aiguille, d’ajuster ces brigands à coup posé! Vive l’oppression pour donner toutes ses ressources et tout son prix à la pensée, pour nous instruire à la force contenue, aux nuances savantes, au style laconique et acéré ! Que ce silence général est favorable ! les braillards se taisent; il faut une voix métallique, dure, vibrante, pleine d’intonations fines et mordantes : plus de chanteurs de rue, place aux artistes! » On ne s’est jamais si bien défini ni si bien loué. Quel serait aujourd’hui le sort de cet admirable virtuose ? Réussirait-il à enfler sa voix? Les braillards et les chanteurs de rue lui causeraient de grands chagrins. Il écrivait à Sainte-Beuve, en 1860, que ne sachant parler qu’à demi-voix, le jour où tout le monde crierait, on ne l’entendrait plus.

Ce genre d’éloquence discrète a ses dangers. Il n’est vraiment apprécié et goûté que dans les salons, et les salons sont des endroits où selon les cas l’esprit se forme ou se déforme, s’aiguise ou s’émousse, s’affine ou se rapetisse. Prevost-Paradol y passait une notable partie de sa vie, car on hante volontiers les gens qui vous louent. On l’y fêtait, on l’y choyait, on lui prodiguait les adulations et les chatteries. Il buvait à petits coups ce délicieux poison, mais il se reprochait parfois d’y prendre trop de goût. S’il aimait beaucoup le monde, il s’en défiait un peu et se gardait d’être sa dupe. Cet homme si avisé savait combien il est inconstant dans ses affections, intéressé dans ses enthousiasmes, fallacieux dans ses promesses, exigeant avec ses idoles et prompt à s’en lasser, à quel prix il faut acheter ses faveurs, par quelles complaisances, par quels assujettissemens volontaires on mérite ses caresses et ses sourires. Comme la fortune, le monde vend ce qu’on croit qu’il donne, et certains marchés sont aussi funestes au talent qu’au caractère.

Les vieux partis, dont Prevost-Paradol était l’enfant gâté, auraient voulu qu’il se donnât à eux sans réserve, qu’il adoptât toutes leurs croyances, tous leurs principes, tous leurs mots d’ordre. Il entendait ne sacrifier à personne la liberté de ses opinions ; et dans l’intimité des commerces comme dans les dissipations du monde, il y avait au fond de son cœur une solitude où habitait le Dieu de sa jeunesse, le Dieu de Spinoza. « Si c’est un plaisir, écrivait-il, que de dire la vérité à ceux qu’on n’aime point, pour goûter ce plaisir sans remords, il faut avoir aussi le courage, autrement difficile, de dire la vérité, telle qu’on la voit, à ceux qu’on vénère et qu’on aime. » Il a gardé jusqu’au bout sa probité d’esprit, sa fidélité à ses idées. Pour satisfaire ses amis et ses prôneurs, il aurait dû se résoudre à n’être plus content de lui-même, et c’est à lui-même qu’il se souciait surtout de plaire.

Mais devait-il se résigner à ne jamais remplir sa destinée, à écrire