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ses terres ; mais s’il plaisait aux gens d’esprit, il ne savait pas trouver les mots et les formules qui subjuguent les foules, et il écrivait à M. Ludovic Halévy : « Pour quelques bons Français éclairés et honnêtes dont la vue réjouit le cœur, combien de vilaines gens et surtout d’imbéciles! La bêtise est maîtresse du monde. » Les vrais politiques, comme je l’ai dit, prennent facilement leur parti de l’existence des imbéciles. Le poète grec disait qu’il ne faut pas gouverner pour les coquins, mais qu’on ne peut gouverner sans eux. Les vrais politiques ne gouvernent pas pour les bêtes, mais ils ne sauraient se passer de leur bénigne assistance, et ils s’arrangent pour leur parler une langue qu’elles ne comprennent pas, mais qu’elles croient comprendre. Quand M. de Bismarck prononça son fameux mot : « Nous n’irons pas à Canossa !» — il devint en un instant le plus populaire des hommes d’État. Tous les imbéciles d’Allemagne avaient tressailli de joie, ils se flattaient d’avoir compris.

Prevost-Paradol s’était refusé résolument à comprendre le 2 décembre, et quoique Spinoza, son maître, lui eût appris qu’au lieu de s’indigner des accidens qui nous déplaisent, il est préférable de se les expliquer, sa philosophie fut prise au dépourvu. Il aurait cru déchoir en reconnaissant que tout est explicable, même les coups d’Etat, et que les imbéciles avaient peut-être leurs raisons pour se réconcilier avec l’événement. Le roi Léopold disait de Napoléon III : « Il durerait à jamais, s’il consentait à ne rien faire. » S’il s’est perdu, c’est qu’il a trop entrepris, et ce n’est point par sa politique intérieure qu’a péri celui que Prevost-Paradol appelait « un piètre illuminé ». L’empire était la forme autocratique de la démocratie, et Prevost ne savait ce qu’il détestait le plus de la démocratie ou de la dictature. Il résumait sa pensée en disant : « Les ilotes ont pris Lacédémone. » L’horreur de ce régime, qui blessait ses préjugés autant que ses principes, lui était entrée dans le cœur et dans le sang. Quand il définissait le gouvernement parlementaire tout établissement politique où les assemblées ont la haute main sur les affaires du pays, il entendait que ces assemblées fussent composées de telle façon qu’elles assurassent le règne des optimates. C’était se mettre en guerre avec les temps nouveaux et, faute d’espérances, se condamner à n’avoir plus d’autre passion qu’une haine implacable, jointe à l’amer regret de ce qui n’était plus et ne pouvait plus être.

La haine a ses plaisirs ; Prevost-Paradol en a connu les délices. Personne n’a su mieux que lui donner des coups de griffe à un gouvernement détesté ; personne n’a porté plus loin l’art des allusions, des sous-entendus perfides, des insinuations scélérates, l’art de tout dire en ne disant rien et de tout se permettre sans se laisser prendre. Il sentait lui-même combien un régime de liberté très restreinte était propice à