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mutilé à la malheureuse femme, qui avait déjà vu sous le même aspect les restes sanglans d’un père et d’un premier mari. Catherine n’avait tiré des assassins de Riario qu’une punition relativement modérée, eu égard aux mœurs du temps. Cette fois, l’amante désespérée s’abandonna à une rage folle ; elle vengea Feo comme elle l’avait aimé, éperdument. Coupables ou simples suspects, le bourreau ne distingua pas; quelques complices ayant échappé, la comtesse fît traîner au château leurs femmes et leurs enfans ; on jeta ces victimes pêle-mêle dans une oubliette. La férocité des supplices épouvanta les populations des Romagnes, la mémoire de Catherine en resta longtemps ternie. Plus tard, dans les calamités de sa vie finissante, elle se consumera de remords au souvenir de ce massacre des innocens, elle entendra au fond de sa propre prison les gémissemens des petits êtres ensevelis dans le souterrain de Forli; elle multipliera les prières et les bonnes œuvres pour expier cet accès de fureur.

Présentement, la vie bouillonne encore en elle. Une année se passe, et nous la retrouvons consolée par l’arrivée de Jean de Médicis, celui qu’on appelait le Popolano. C’était un des hommes les plus accomplis de son temps ; on comprend la séduction que les contemporains lui prêtent, quand on regarde à la Signoria de Florence le beau portrait que Vasari fit de lui. Voilà Catherine de nouveau incorporata, comme ils disent dans leur jolie langue. Nouveau mariage secret: la politique le veut ainsi, bien que le sang des Médicis soit déjà assez illustre pour s’allier publiquement à celui des Sforza. La comtesse trahit par sa conduite et son enchantement visible un mystère qu’elle dissimule adroitement en paroles à ceux qui essaient de le pénétrer. L’orateur de Venise est fort en peine de renseigner exactement la sérénissime République : que la dame de Forli soit amoureuse, il le voit clairement et l’affirme avec certitude ; qu’elle soit mariée et qu’elle ait lié sa politique à celle de Florence, c’est plus difficile à savoir. L’infortuné diplomate termine sa dépêche par cet axiome incontestable : Maledictus homo qui confidit in homine et maxime in muliere. — Maudit est l’homme qui se confie à l’homme et plus encore à la femme.

Catherine ne devait pas garder longtemps son dernier bonheur. Elle s’était donnée à Jean de Médicis en 1496 ; il s’éteignit d’une maladie de langueur à l’automne de 1498. Il lui laissait un fils, qui allait être le préféré, le suprême espoir de la mère. Toute sa vie, elle avait vainement cherché dans ses maris et dans ses enfans l’égal des grands aïeux Sforza, le héros idéal qu’elle eût voulu donner à l’Italie. Elle savait trop qu’il n’y avait pas de chances de réaliser son rêve avec les médiocres rejetons de Riario. L’aîné,