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Un soir que le comte Girolamo prenait le frais à la fenêtre de son palais, les chefs du complot, introduits dans la salle, l’abordèrent avec courtoisie : quelques minutes plus tard, le Riario, dépêché par leurs dagues, précipité sur la place, était déchiré par la populace aux cris de : Liberté!

La comtesse reposait dans la chambre voisine. Avec sa décision habituelle, elle se lève, et tandis qu’on traîne le cadavre de son mari par les rues, tandis que les conjurés s’emparent de ses enfans, elle se jette dans le donjon de Forli, commandé par un homme à elle, et tourne ses canons contre la ville. La situation de Catherine était critique; avec une petite garnison, et peu sûre, elle devait tenir tête à un peuple soulevé ; et les révoltés avaient contre cette mère la meilleure des armes : ils étaient maîtres de ses six enfans, dont deux en nourrice, et de sa jeune sœur. Dès qu’ils virent leur dame résolue à se défendre, les Orsi poussèrent au pied du rempart ces malheureuses petites créatures ; ils excitèrent les cris et les pleurs des orphelins qui imploraient grâce ; un atroce marchandage commença. Ici se place l’épisode légendaire qui a contribué plus que tout autre à fixer la figure de Catherine Sforza dans la mémoire des Italiens.

Selon la version acceptée par les chroniqueurs du temps, elle serait venue en personne parlementer sur la muraille ; aux sommations des Orsi, aux menaces de mort dirigées contre les fruits de ses entrailles, la fière héroïne aurait répondu d’un geste et d’un mot : relevant brusquement ses vêtemens, elle aurait crié à ses bourreaux : « Regardez, imbéciles! Ne voyez-vous pas que je suis bâtie de façon à en faire d’autres? » — Un trait si conforme aux souvenirs de l’antiquité classique, et qui semble emprunté aux histoires des matrones romaines, devait faire fortune dans l’imagination théâtrale des Italiens de la Renaissance. La légende s’établit solidement; je crains qu’elle ne cède pas devant les recherches consciencieuses du biographe de Catherine. M. Pasolini s’efforce de prouver que la mère ne parut point, et que le commandant du château mena seul les pourparlers, au cours desquels cette boutade lui serait venue à l’esprit.

Un peu rassurée par l’intervention du légat pontifical, qui crut devoir prendre sous sa protection les enfans de Riario, la comtesse pressa son oncle, Ludovic le More, de lui envoyer un secours de Milan. Ce secours arriva enfin; les rebelles levèrent le siège du donjon et prirent la fuite. Rentrée en possession de sa ville et de ses chers petits otages, Catherine fit saisir les principaux conjurés dans les retraites où ils s’étaient réfugiés; l’un après l’autre, le bourreau Babone les jeta au bout d’une pique, par la fenêtre d’où ils avaient précipité Girolamo, à la canaille