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des types de madones préférés par l’école lombarde. Cette figure juvénile prendra bientôt, sur les tableaux, les fresques et les médailles, un profil plus accusé, des lignes nobles et volontaires; les yeux s’agrandiront, tant ils auront vu de choses effrayantes; le travail de la vie, — et de quelle vie! — dégagera de la vierge timide une femme de passion et de combat, consciente de sa supériorité, de son doux et sombre pouvoir pour l’amour et pour la mort.

Durant ces années faciles (1477-1484) qui sont pour Catherine une fête brillante sans bonheur, elle est la souveraine de Rome. Nièce favorite du pape, épouse du capitaine-général de l’Eglise, elle voit à ses pieds tout ce monde intrigant et corrompu ; il porte au palais de la Lungara des adulations intéressées. Comment sort-elle de cette épreuve et que se passe-t-il dans son âme ? Elle a vite jaugé son mari, ce vil et féroce Girolamo Riario, bête de proie et de rapines, uniquement occupé d’enfler à son profit le trésor de l’Eglise, qu’il dépense en jouant aux dés sur l’autel du Latran, à cheval sur une chasse de reliques. Sixte IV adjoint au comté d’Imola la seigneurie voisine de Forli, enlevée aux Ordelaffi ; il ferme les yeux sur les exactions de son neveu, il appuie les entreprises perpétuelles de Girolamo contre les Orsini et les Colonna, jusqu’à laisser supplicier un de ces derniers qui réclamait contre le spoliateur; si bien que la vieille Colonna peut crier au peuple romain, en brandissant par les cheveux le chef sanglant de son enfant : «C’est la tête de mon fils! Et voilà la foi du pape Sixte! » Le pontife a tout donné à ce médiocre parvenu, sauf le discernement et l’art de commander; on eût pu dire de Riario ce que la plus spirituelle des Italiennes dira dans la suite d’un autre grand de la cour pontificale, qu’il n’attrapait jamais une idée, même par mégarde.

Cependant Catherine reste irréprochable dans sa conduite et fidèle à ce forban. A dix-neuf ans, elle lui a donné quatre enfans. Elle a vu dans son triste mariage une association pour de grands intérêts. Contrairement à l’ordre accoutumé, l’ambition devance l’amour dans cette âme virile. Du jour où elle a joint la vipère des Sforza à la rose des Riario, elle s’est promis d’incliner toute l’Italie devant l’écusson à ces armes. Le discernement et l’art de commander, c’est elle qui s’en chargera. Catherine n’a pas vingt ans, et déjà elle est pénétrée du dogme commun à tous ces personnages de la Renaissance : le pouvoir d’expansion indéfinie de l’individu. L’idéal sévère de cette jeune femme, c’est celui que définit Machiavel : par la mise en œuvre d’une volonté ferme et le recours à l’astuce, l’homme peut vaincre n’importe quel obstacle pour atteindre son but; par la seule force mentale, il peut créer l’état de choses qui le conduira à la fin qu’il s’est assignée.