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les Latins. Le Latin qui imite les Grecs procède si bien comme ont procédé tous les Latins depuis Ennius qu’il semble être dans son office propre et faire ce qu’il serait étrange qu’on ne fît pas, et ce qu’il est presque impossible qu’on ne fasse point.

L’imitation des modèles a du reste de tels charmes qu’il est tout naturel qu’on s’y abandonne et qu’on s’y attarde. Elle est instinctive dans ce qu’on appelle de nos jours un « tempérament artiste », et il ne s’en faut pas de tant qu’elle en soit la marque. On crie sur tous les tons : « La nature ! » et « le naturel ! » Voilà qui est bien; mais la nature, après tout, c’est le réel quotidien, c’est la rue, c’est la taberna ou la boutique, c’est la fornix ou le cabaret, c’est l’atrium, le triclinium ou le salon, et tout ce qui se pense et se dit en tous ces lieux-là. Il n’est pas si étonnant qu’on ne prenne pas tant de plaisir à toutes ces choses. C’est la nature pourtant, et c’est le naturel. Il faut donc être un peu vulgaire pour aimer passionnément la nature. Le paradoxe maladif de Baudelaire qui tenait le naturel en horreur, et dont la poétique avait pour premier principe qu’il ne faut aimer que l’artificiel, ne laisse pas de pouvoir se soutenir, et n’est que l’outrance et l’exagération préméditée d’une idée à demi juste. L’artiste est donc assez naturellement porté à aller vers une nature et vers un naturel sur lequel l’art a passé déjà, qui est déjà mêlé d’art, où la pensée d’une élite a déjà laissé sa marque. Cette nature ainsi élaborée déjà et ainsi déjà purifiée, qu’est-elle bien, que peut-elle être sinon les ouvrages des grands poètes qui nous ont précédés? « Eh! oui, j’aime les paysans, dirait Virgile, et je les connais de mes yeux; mais encore je les aime surtout dans Théocrite. C’est ainsi remaniés qu’ils sont dignes d’un consul, et vous savez que je veux dire par là dignes de moi. »

Rien donc n’est plus artistique que l’imitation, et vous verrez, si vous rassemblez un peu vos souvenirs littéraires, que les « naturels » et les réalistes, j’entends sans mélange, ont toujours été gens qui n’avaient que très peu d’études littéraires, ou point du tout, doués du reste de génie naturel; et ce n’est point parce qu’ils n’avaient point d’études littéraires qu’ils furent réalistes, mais parce qu’ils avaient le goût et la tournure d’esprit réaliste qu’ils eurent peu de penchant aux études littéraires. C’est un certain degré de sens artistique qui leur manquait.

Nous avons dit: 1° admiration, 2° traduction et imitation. Il y a une troisième phase où l’humaniste arrive presque toujours, et que j’appelle émulation. Le respect est profond dans l’admiration silencieuse, grand encore dans l’office de traducteur, persistant, quoique déjà un peu familiarisé, dans l’imitation. Il s’atténue