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aux choses du style que dans une langue qui n’est pas la leur. Quelque paradoxal que cela paraisse, cela est vrai. Une classe où l’on ferait faire aux enfans des vers français serait parfaitement ridicule et parfaitement dangereuse, parce qu’elle semblerait être et serait en effet une préparation à la vie littéraire, un conservatoire de poètes français, et ce n’est pas sans doute le but pour lequel est institué l’enseignement secondaire national ; tandis que discours latins, vers latins, narrations anglaises ou vers italiens ne sont évidemment que des exercices, ne sont pris que pour cela par les jeunes gens que l’on appelle à les faire, ne leur donnent aucune tentation périlleuse, ne les font pas croire à une vocation précoce, et ne les entretiennent pas dans des illusions souvent funestes. L’alexandrinisme scolaire du XVIIe, du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe était la chose la plus innocente et même la plus judicieuse du monde. Je serais tenté de dire qu’il est la forme sous laquelle l’alexandrinisme doit se conserver parmi les nations. Le musée d’Alexandrie a été dispersé : il doit y en avoir, il faut qu’il y en ait une pierre à la base de tous les établissemens scolaires du monde moderne.

L’alexandrinisme c’est comme le premier degré de l’humanisme. L’humanisme est déjà autre chose. Tout humaniste est alexandrin, plus certaines tendances et penchans propres ; c’est un alexandrin développé et complété. Le propre de l’humaniste, c’est non seulement la passion de l’art antique, la curiosité d’antiquaire et d’érudit, mais encore une faculté de se faire ancien soi-même, de vivre réellement avec les sentimens, les préjugés, les tendances, les passions même des temps que l’on a étudiés jusqu’à s’en pénétrer et imprégner jusqu’au fond. C’est une sorte d’atavisme artificiel. Il n’est jamais complet, dira-t-on. Complet ? Non sans doute ; mais il va très loin. Mettons ensemble, comme nous le pouvons légitimement, car les choses se sont assez souvent disposées ainsi, l’hérédité, l’éducation et les habitudes de toute une vie : de telles forces continues peuvent très bien transporter un homme, et plusieurs, d’un temps dans un autre, et faire que, Français du XVIe siècle, ils vivent beaucoup plus de vie grecque ou latine que de la vie de leur temps. C’est après tout l’histoire de tous les gens qui lisent passionnément, et de don Quichotte dans son grenier, et de la grisette romanesque habituée des cabinets de lecture. Ainsi l’humaniste vit de la vie antique, et promène parmi les hommes des temps modernes un contemporain de Périclès.

On voit bien ici la différence, qu’il ne faudrait pas exagérer du reste, réelle pourtant, entre celui-ci et l’alexandrin. L’alexandrin,