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routerait la mémoire et défierait le langage. Mis en présence de l’innombrable multitude des phénomènes naturels, phénomènes où se modifient non seulement les attributs géométriques des corps, leurs grandeurs, figures et mouvemens, mais encore leurs attributs purement qualitatifs, les propriétés qu’expriment les mots d’être chaud ou froid, lumineux ou obscur, coloré en rouge ou coloré en bleu, le physicien cherche à donner de ces attributs une représentation mathématique ; il leur fait correspondre des variables géométriques ou algébriques dont les propriétés soient l’image de ces qualités ; cette représentation est, il est vrai, purement conventionnelle ; elle est d’une autre nature que les objets qu’elle représente ; elle ne renseigne pas sur le propter quid des qualités qu’elle symbolise ; mais à toute loi physique, à toute proposition indiquant une relation fixe entre les qualités des corps, elle substitue une formule mathématique ; à tout raisonnement portant directement sur ces qualités, elle substitue le calcul, c’est-à-dire la forme la plus concise et la moins faillible du syllogisme ; en d’autres termes, aux longueurs, aux obscurités, aux ambiguïtés du langage ordinaire, elle substitue la langue la plus brève, la plus claire, la plus nette que l’homme ait trouvée, la langue de l’algèbre ; par là, à l’inextricable confusion où se mêlerait la foule des lois naturelles, elle substitue un enchaînement qui classe méthodiquement les lois formulées, qui les déroule en une suite belle comme une antique théorie, comme elle, facile à embrasser du regard ; ainsi se compose la physique mathématique.

Ce n’est pas d’une manière consciemment arbitraire que s’est faite cette traduction de la physique en langage mathématique, que s’est formé le vocabulaire par lequel, à chaque loi expérimentale, correspond une formule ; si ce langage s’est constitué, si ce vocabulaire s’est formé, c’est inconsciemment ; c’est grâce aux hypothèses par lesquelles les physiciens issus de Descartes cherchaient dans la quantité le propter quid de la qualité, grâce aux efforts par lesquels ils tentaient de réduire tous les phénomènes physiques aux grandeurs, figures et mouvemens ; ce sont ces hypothèses mécaniques, ces suppositions moulées, en général, par les systèmes métaphysiques de leurs auteurs, qui ont engendré la physique mathématique ; les hypothèses mécaniques ont disparu, émiettées par les contradictions de l’expérience ou enlevées par le torrent qui roule, depuis trois siècles, les systèmes métaphysiques ; mais la physique mathématique est demeurée ; la représentation du monde matériel que chaque théoricien construit, c’est l’échafaudage qui lui permet de sculpter une figure nouvelle à la frise du temple de la science ; l’échafaudage enlevé,