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qui est l’ombre ? comment donc concilier les idées de Descartes et d’Huygens avec la théorie géométrique des ombres, avec la propagation rectiligne de la lumière ?

« Les rayons de lumière ne sont-ils pas plutôt formés de corpuscules émis par les corps lumineux ? » Dans un milieu homogène, ces corpuscules se meuvent en droite ligne, d’un mouvement uniforme, avec une grande vitesse qui est la vitesse même de la lumière ; lorsqu’ils rencontrent un corps transparent, les uns sont repoussés : ils forment un rayon réfléchi ; les autres pénètrent dans le corps transparent et, au moment où ils y entrent, leur marche est rompue par les actions, sensibles seulement à très petite distance, que les molécules matérielles exercent sur les corpuscules lumineux ; la direction de leur mouvement est changée : ils forment un rayon réfracté ; à l’inverse de ce qu’avaient annoncé Fermat et Huygens, l’indice de réfraction est le rapport de la vitesse qui anime les corpuscules dans le milieu où ils entrent à la vitesse qui les animait dans le milieu d’où ils sortent.

À chacune des couleurs simples, dont le mélange compose la lumière du soleil et toutes les lumières naturelles, correspond une espèce déterminée de corpuscules lumineux ; les corpuscules de diverses espèces se meuvent, dans un même milieu, avec des vitesses différentes, par conséquent, à leur passage d’un milieu dans un autre, ils se réfractent suivant des indices différens, ce qui produit le phénomène de la dispersion des couleurs.

Ainsi naquit la théorie optique de l’émission, antithèse de la théorie des ondulations ; pendant la première moitié du xviiie siècle, la première de ces théories ne cessa de gagner, et la seconde de perdre, la faveur du monde savant ; vers 1750, Euler luttait encore vaillamment contre l’hypothèse newtonienne ; mais, après sa mort, la théorie d’Huygens sembla reléguée au nombre des systèmes à tout jamais abandonnés ; Laplace, en rattachant à la théorie de l’émission les lois de la double réfraction du spath d’Islande, assura le triomphe « de ces principes dont on est redevable à Newton, au moyen desquels tous les phénomènes du mouvement de la lumière à travers un nombre quelconque de milieux transparens et dans l’atmosphère, ont été soumis à des calculs rigoureux. »

La théorie de l’émission prenait naturellement place dans le vaste système cosmologique enfanté par le génie de Newton ; dans ce système, dont la Question XXXIe et dernière de l’Optique renfermait l’ébauche, dont Boscovich allait faire une doctrine métaphysique, le monde physique n’est plus qu’un ensemble de corps libres de tout lien, astres, molécules matérielles, particules des