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l’au-delà d’une autre vie. L’âme humaine a gardé le désir d’un bonheur terrestre qui serait comme l’avant-goût des félicités qui l’attendent plus tard et ailleurs. Que faire donc ? Et n’est-ce pas encore ce qu’on peut trouver de plus relevé que de placer le bonheur dans l’accomplissement du devoir et la volupté elle-même dans la dévotion ?

Aussi bien est-ce sur ses effets que se juge un livre de morale. Peut-être n’est-il pas très difficile d’imaginer ce que serait la Philothée de saint François prenant visage et prenant corps, et de voir comme elle marcherait parmi les femmes de chair. Soit qu’il ait eu réellement devant les yeux l’image de celle à qui s’adressaient d’abord ses conseils, ou soit qu’à la manière des poètes il l’ait créée avec l’étoffe de ses rêves, on se la représente telle qu’elle fut ou telle qu’elle pourrait être. Ce n’est pas l’ignorante, l’ingénue aux yeux sans regard où rien des choses ne se reflète, ni ce n’est l’orgueilleuse dont la hautaine piété n’est qu’un nom qu’elle donne à son amour-propre et à la sécheresse de son cœur ; et ce n’est pas davantage la mystique dont les ardeurs inquiétantes laissent à redouter le jour où, changeant de direction, elles s’égareraient vers la créature. On ne lui a pas enseigné que, pour aimer Dieu, il fallût d’abord mourir au monde. Elle s’occupe du train de ce monde, et parfois même elle s’en amuse. Elle sait que la santé est un bien, et qu’il est d’autres biens encore pour lesquels il serait puéril ou dangereux d’affecter un dédain trop complet. Certes elle met les perfections de l’âme fort au-dessus de celles du corps ; mais elle ne croit pas qu’elle ait le devoir de travaillera se faire laide et malpropre. Elle est active et elle est gaie. Elle cause, et à l’occasion même elle plaisante. Seulement, tandis que pour les autres toute la vie tient dans ce mouvement ou dans cette agitation, elle ne fait que se prêter où les autres se donnent, et elle se retrouve, le moment venu, dans l’intime retraite où elle n’admet avec elle que les pensées sérieuses. Elle n’a pas renoncé aux attachemens humains ; elle n’aurait pas les yeux secs en conduisant le deuil de son enfant, et elle déteste comme nous ce stoïcisme contre nature et ces scandaleuses bravades de résignation. Elle est mère aussi tendre. Elle est épouse non moins aimante. Mais elle sait aimer sans inquiétude. La piété qu’elle a ne fait que rendre plus aimables ses vertus ; elle n’a garde d’ailleurs d’être sans défauts, et elle a conscience de sa faiblesse. Jusque dans sa piété elle est femme ; elle met de la tendresse dans sa dévotion avec quelque ingéniosité. Et vraiment ce qu’elle aura eu de meilleur dans la vie, c’est de là qu’il lui sera venu. Car l’heure sonne pour toute créature, et un moment arrive dans les existences les plus unies où il semble que tout nous manque à la fois et où nous cherchons vainement une raison qui nous rattache à cette vie trop douloureuse. C’est alors qu’elle se réjouit de n’avoir pas laissé se perdre le seul bien qui ne trompe pas. Elle se trouve forte dans l’épreuve ;